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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Hazem Saghieh : Un réquisitoire contre la violence
Écrivain iconoclaste, Hazem Saghieh aime à s’attaquer aux certitudes les plus profondément ancrées dans l’esprit de ses lecteurs. Ses écrits bousculent, se donnent pour ambition de cartographier des espaces inexplorés et en analysent les recoins les plus sombres pour briser leurs mystères.

Par Mahmoud Harb
2011 - 02
Dans son dernier ouvrage, Fi Hijaa al-Silah, l’auteur dresse un véritable réquisitoire contre la violence, même quand elle est légitimée comme moyen d’action par les mouvements de lutte contre l’occupation. Hazem Saghieh transcende l’actualité purement libanaise, arabe, régionale et mondiale pour théoriser la résistance et analyser son impact sur le tissu social, à travers l’étude des expériences passées de mouvements de libération nationale érigés en icônes par tout peuple qui a connu le goût amer de l’occupation, notamment les résistances française, algérienne, irlandaise, grecque, yougoslave, vietnamienne et angolaise. Des expériences que l’ouvrage de Hazem Saghieh relate et analyse en profondeur, citant à l’appui une quantité impressionnante de références d’autorité en la matière.

La thèse avancée dans cet ouvrage par l’éditorialiste du quotidien al-Hayat est simple mais non moins provocatrice  et bouleversante : le port des armes par une fraction de la population, même pour la lutte contre l’occupation, finit presque toujours par dégénérer en guerre civile déchirant les pays concernés. L’Orient Littéraire a rencontré Hazem Saghieh pour l’interroger sur les fondements de cette thèse.

Pourquoi la lutte contre l’occupation risque-t-elle de dégénérer en guerre civile ?

Le cœur du problème réside dans le fait que les pays qui subissent l’occupation n’ont souvent pas atteint le stade de l’État-nation et leurs sociétés sont fragmentées, divisées et incapable de s’unir.
L’occupation vient aggraver la crise de ces sociétés fragmentées en pulvérisant totalement la légitimité étatique. Pour des motifs historiques, religieux ou autres, une partie donnée prend alors les armes et s’avance comme alternative à la légitimité perdue, au nom de la lutte contre l’occupation, prétexte difficile à réfuter. La résistance est alors sacralisée et s’impose comme icône car elle repose sur un mélange hétéroclite de valeurs archaïques, notamment la virilité et la dignité, et de principes rattachés à la modernité, comme le droit des peuples à l’autonomie et à l’indépendance.
Cependant, contrairement à la version romantique de l’histoire, les peuples s’unissent rarement face à l’occupation. La partie qui résiste combat l’occupant tout en se méfiant des autres composantes de la société. En effet, dans le contexte de ces pays fragiles où le tissu social est atomisé, il n’est guère possible d’élaborer un projet national commun à toutes les composantes de la population. Il existe un paradoxe dans le concept même de mouvement de libération nationale. Les militants de ces mouvements sont souvent d’un seul bord mais aspirent à défendre un projet d’envergure nationale. Face à cette situation, la légitimité constitutionnelle et étatique se retrouve menacée, au lendemain de la libération. La lutte contre l’occupation mène donc à une exacerbation de la crise de l’État-nation.

Mais la guerre civile est-elle inéluctable lorsque les occupants plient bagages ?

Avec la libération, les différents pays peuvent prendre trois trajectoires possibles.
Ainsi, dans les pays qui possèdent un État-nation et où les clivages sociaux sont idéologiques et donc rationnels et flexibles, la démocratie peut rencontrer des difficultés avant que la vie politique ne se normalise. Tel a été le cas de la France avec le phénomène de Gaulle qui s’est érigé en père de la nation.
En revanche, dans les pays où les divisions sont irrationnelles et essentielles, c’est-à-dire par exemple ethniques ou religieuses, le conflit qui s’installe au lendemain du départ des occupants mène souvent à une guerre civile. Dans ce cas, cette guerre peut soit déboucher sur la domination d’un parti unique, comme en Algérie ou au Viêtnam, soit rester sans issue, comme en Angola ou en Irlande.

Entre les souffrances infligées par l’occupation et la menace de la guerre civile, quelle solution préconisez-vous ?

Je ne cherche aucunement à proposer des solutions et des alternatives. Je tente uniquement d’analyser des icônes. En tout état de cause, les méthodes et les outils rationnels restent les meilleurs.

Par quel moyen faut-il réagir en tant que résistance ?

Si un pays est agressé, sa population doit se défendre. La meilleure métaphore qui pourrait résumer cette situation est celle du viol. Le violeur peut faire ressortir ce qu’il y a de plus hideux dans sa victime et la pousser à vouloir l’assassiner. Sauf qu’une nuance s’impose. L’usage de la violence doit être présenté comme une nécessité et non célébré à travers des discours de mobilisation en temps de guerre et de quête du pouvoir en temps de paix.

Vous ne cachez toutefois pas votre préférence pour le modèle japonais.

Le modèle japonais repose sur une sorte d’interaction avec l’occupant qui finit par mener progressivement à l’indépendance. Le Japon a été deux fois bombardé par les armes nucléaires, détruit, occupé, interdit de posséder des armes, et sa Constitution a été profondément révisée sans que cela ne l’empêche de devenir une puissance économique et culturelle à l’échelle planétaire.
Il est même étonnant que l’expérience nippone ne se soit pas imposée comme modèle idéal à suivre par la plupart des pays occupés. Cela est peut-être dû au fait que les collectivités ont une préférence instinctive pour l’indépendance immédiate et les valeurs de la dignité et du combat qui les pousse à s’écarter de la voie de l’indépendance progressive, modèle défendu par Habib Bourguiba en Tunisie.

Laissez-vous entendre que la colonisation pourrait avoir un rôle positif, civilisateur ?

La colonisation a sans le moindre doute deux facettes, l’une positive et l’autre négative. Tel est du moins l’avis d’un Karl Marx qui n’a pas hésité à affirmer que « la Grande-Bretagne a tiré l’Inde par les cheveux pour la mener vers la civilisation ». Cela procède du fait que la colonisation est un système capitaliste avancé qui est obligé de s’étendre et s’élargir pour survivre, contrairement aux systèmes agricoles. La colonisation capitaliste est d’ailleurs le seul mouvement expansionniste qui a offert aux colonisés les moyens de le combattre, à savoir l’État, le parti, le syndicat, l’opinion publique, l’université, etc. Telle est la dialectique de l’indépendance et de la colonisation. Je préfère les solutions rationnelles consistant à chasser le colonisateur tout en conservant l’université et le réseau de chemins de fer qu’il a construit.

Ne risque-t-on pas de voir dans son discours les paroles d’un « intellectuel occidentalisé étranger aux aspirations des peuples occupés » ?

Premièrement, la culture n’a rien à voir avec le peuple, contrairement à ce que prétendent les populistes.
En second lieu, l’occidentalisation n’est en aucun cas une insulte à mes yeux. Les droits des peuples à disposer librement de leur sort est un concept importé d’Occident, tout comme le terme « intellectuel » qui a été forgé en France dans le contexte de l’affaire Dreyfus, pour désigner ceux qui se sont opposés à la nation, l’Église et l’armée.
De plus, ce que nous avons appelé Renaissance dans notre région, au début du siècle dernier, a été une tentative de s’approcher de l’Occident. Au contraire, il est demandé aujourd’hui à l’Occident de nous ressembler. Cela est un symptôme de décadence, notamment chez les intellectuels dont beaucoup se sont malheureusement rapprochés des mouvements populistes dans la région et promeuvent des mythes au lieu d’éclairer le peuple, si vraiment ils cherchent à défendre ses intérêts et à améliorer sa condition. D’ailleurs, les peuples peuvent avoir tort et le nazisme en est l’exemple le plus marquant.

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Fi Hijaa al-Silah de Hazem Saghieh, Dar al-Saqi, 216 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166