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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Philippe Forest : « Lire c’est écrire et écrire c’est lire »
Il sait mêler petite et grande histoire et dévoiler les difficultés et quelquefois les horreurs de la condition humaine. Depuis une quinzaine d’années, Philippe Forest s’est imposé sur la scène littéraire en construisant une œuvre sensible et fragile à la fois, une œuvre qui repose sur l’intime et le drame de nos vies.

Par Laurent Borderie
2011 - 01
En 1997 avec L’enfant éternel, Philippe Forest évoquait la mort de sa petite fille Pauline, âgée de 4 ans, emportée par un cancer. Dans Le siècle de nuages, il raconte la vie de son père qu’il mêle à la grande épopée de l’aviation et réussit à mêler ordinaire et extraordinaire. L’ordinaire d’une vie d’homme qui fut un adolescent aux yeux constamment rivés vers le ciel confronté à l’extraordinaire épopée des aviateurs qui ont plongé le monde dans un siècle nouveau. Philippe Forest a voulu insérer l’intime dans l’histoire collective, installer un homme (son père) dans la folle histoire du siècle. « Qu’est-ce que raconter ? Qu’est-ce qu’écrire un roman qui soit à la fois le sien et celui de tous ? » s’interroge l’auteur. L’aviation fut la passion du XXe siècle qui vit naître les plus grands héros comme Mermoz ou Lindbergh et qui fut aussi au cœur des pires tragédies humaines. Auxiliaires des armées, les aviateurs ont fait résonner les cieux comme les dieux antiques lors de la guerre de Troie et de l’épopée d’Ulysse. Philippe Forest écrit avec précision le portrait d’un père disparu et apporte un axe nouveau de réflexion sur les années qu’il a traversées. De cette vie d’homme qu’il réussit à mettre en mots, Philippe Forest écrit une fabuleuse épopée, car seuls les mots possèdent ce pouvoir, le romancier en est conscient « car ce n’est pas le corps par quoi tout commence et tout finit, mais les mots que l’on dit sur lui ». Et une vie d’homme embrasse ainsi l’universel.

Lorsque l’on finit votre livre, on a l’impression très nette que toutes les vies peuvent être des romans, encore faut-il qu’elles trouvent le bon écrivain…

C’est ma conviction, même lorsqu’une vie est inécrite, elle est un roman mental, si on peut faire de la vie de quelqu’un un roman, c’est parce que souvent on se raconte sa propre vie, c’est le cas de mon père. Il voyait sa vie comme un roman. Il s’est raconté des fables comme celle de Tristan et Iseult, il a aussi participé à l’histoire de l’aéronautique et il s’est vu marchant dans les pas des héros comme Lindbergh ou Mermoz. Il espérait appartenir lui aussi à cette légende. Pour ce qui est de mon livre, je pense que je suis mauvais juge. Mon père se serait-il reconnu dans ce livre ? Je ne sais pas, même si je l’espère. Il y a certes de l’invention, de la re-création. Plus j’écrivais, plus j’avais l’impression de le transformer en personnage de papier. De là à penser qu’il y a trahison, je ne le crois pas, j’ai été bienveillant, je le souhaite. Pourtant, j’ai toujours pensé qu’il y avait une véritable ambiguïté dans le seul acte d’écrire. Bien entendu, j’étais animé par une pudeur nécessaire, j’en fais preuve dans mon livre où je m’interdis de parler de l’intimité de mes parents, je ne juge pas non plus. Blaise Cendrars écrivait qu’« il ne faut pas juger son propre père, on devient fou ». Je prends conscience que ce livre me permet de fabriquer du destin, c’est la fatalité du roman, et dans le même temps, je réussis à déconstruire cette facilité en montrant combien ce destin n’existe que dans la mesure où l’on se met à le raconter.

Dans un livre comme celui-là, y a-t-il une place possible pour la fiction ?

Dès que l’on raconte sa vie, on la transforme. La voit-on telle qu’elle est, telle que les autres la voient, l’écrit-on telle qu’elle est ? Je suis de ceux qui pensent que la vie est rendue vraie par le roman. Lorsque j’ai écrit ce livre, je me suis retrouvé confronté à une épopée romanesque, dans l’ensemble des aventures que je raconte il n’y a que des péripéties exactes, tout est vrai, et à cet égard le rocambolesque a pris place dans ce livre.

Vous avez décidé de raconter l’épopée de votre père et celle de son époque en utilisant la métaphore du siècle de l’aviation, pourquoi ?

Le XXe siècle est celui de l’aviation, de la technologie qui permet à l’homme d’accomplir un rêve ancien. Le pilote est devenu l’homme exemplaire du XXe siècle, le héros épique qui s’inscrit dans l’histoire depuis l’Antiquité. Les héros il y a deux mille ans et bien avant encore étaient les marins navigateurs, et c’est pour cette raison que ce livre fait régulièrement référence à des poèmes comme l’Eneïde et l’Odyssée. Ce siècle de fer et de feu n’aurait pas été ce qu’il a été sans le rôle essentiel de l’aviation qui a progressé lors des guerres mondiales et qui a représenté des relais sur toute la planète grâce à des héros de l’aéropostale avant d’être des véhicules devenus presque banals aujourd’hui. Mon livre porte les deux phases de l’utopie qu’était l’aviation : la première, positive, est la conquête du ciel, la seconde l’utilisation des avions comme instruments de guerre qui évoquent une véritable mythologie contemporaine. Les pionniers de l’aviation portent ce paradoxe.

Le récit que vous faites de votre père est aussi celui d’un homme dernier témoin d’une époque qui n’est plus, dans un siècle qui lui semble au final étranger.

C’est le cas, mon père était un homme du XIXe siècle, mort à l’aube du XXIe. L’encan d’une vie est plus large que ses dates de naissance et de mort. Mon père a passé son brevet de pilote 2 ans après la mort de Mermoz, il a connu des avions faits de bois et de drap pour finir sa carrière d’aviateur sur un Boeing 747. Dans ce livre, je mesure ainsi le phénomène du progrès et notre incapacité à prendre sa mesure. On oublie le progrès dont nous avons été les témoins, on les oublie si vite que l’on n’en prend pas la mesure et l’on assiste pourtant à une accélération du progrès telle que les premières machines industrielles paraissent aussi anciennes que les pierres taillées.

Dans le récit de la guerre qu’a traversée votre père, vous faites de lui un homme qui n’est ni salaud ni héros, un homme ordinaire, porté par le destin.

J’ai volontairement « déshéroïsé » mon propos. J’ai décidé d’enfoncer le clou. Ce livre est écrit dans le refus du roman historique qui repose trop souvent sur l’illusion rétrospective. Mon père a été du bon côté à une époque où peu de gens étaient de côté-là. Il a eu la chance d’être porté par les événements qui l’ont forcé à ces choix. Il est temps de mettre en perspective cette fameuse illusion rétrospective. Je montre les illusions et les hésitations de mon père qui appartenait à une espèce d’hommes nouvelle. Celle de tous ces hommes qui étaient des héros, et cela des deux côtés. Mermoz appartenait aux croix de feu, un mouvement d’extrême droite qui s’est désolidarisé du nazisme, mais il était aussi une véritable idole du Front populaire. La morale du roman s’impose, elle exige que nous rendions compte de l’expérience des individus au moment même où ils l’ont vécue. Ils ont tous été soumis à des circonstances historiques dont nous sommes protégés. Je suis issu d’une génération qui a été épargnée par l’histoire, une génération qui s’est nourrie de héros qui étaient nécessairement du bon côté. Il est toujours facile de juger les actes, mais de là à juger les gens, c’est très différent.

Votre père était animé par des idéaux forts comme la République et la religion.

Il était idéaliste, démocrate acharné et imprégné des valeurs chrétiennes. Il était très attaché aux valeurs démocratiques telles qu’elles étaient incarnées par l’Amérique de la Seconde Guerre mondiale, et dans le même temps, il avait pris conscience de l’horreur de la ségrégation raciale qui était d’actualité dans ce pays. Un livre comme celui-là permet aussi de rappeler que l’existence n’est pas que biologique, mais qu’elle est aussi symbolique. Le combat semble perdu, l’époque change.

À la fin de votre roman, votre mère prend un cadeau offert par votre père, un livre Tristan et Iseult offert pendant la guerre, vous écrivez « et même si tout était perdu désormais et ne restait plus pour seul témoignage de tout le temps qu’ils avaient traversé ensemble que cette pauvre petite chose de papier usé qu’on nomme roman ». N’aimeriez-vous pas que Le siècle des nuages supplante Tristan et Iseult dans l’esprit de votre mère à présent ?

C’est une image, c’est celle qui m’a permis de savoir que j’arriverai au bout de mon livre lorsqu’elle a traversé mon esprit. J’ai trouvé beau et intéressant de signaler cette ambiguïté ; le livre dont elle rêve est-il ce cadeau de mon père qui ne les raconte pas ou bien celui que j’ai écrit ? Je ne le sais pas.

Vous vous êtes toujours défini comme un auteur, mais surtout comme un lecteur sans la moindre équivoque.

Tous les gens qui s’intéressent à la littérature sont dans ce cas. Il faut lire, et je suis convaincu que lire authentiquement un livre c’est le réécrire. Lire c’est écrire et écrire c’est lire. Tous les écrivains sont des lecteurs qui oublient et se rappellent tout ce qu’ils ont lu lorsqu’ils écrivent. Je lis toujours le livre que j’écris. Écrire permet de révéler ce qui est déjà présent comme si c’était déjà là, comme une vérité qui est révélée. Alors la vérité existe peut-être, on peut l’appeler Dieu, je préfère ne pas l’appeler comme ça.




 
 
© Hannah Assouline / Opale
 
BIBLIOGRAPHIE
Le siècle des nuages de Philippe Forest, Gallimard, 560 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166