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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Waciny Laredj, un pont entre deux rives
Écrivain algérien de renom, Waciny Laredj se situe au croisement de plusieurs cultures, ce dont témoignent aussi bien son parcours personnel que son œuvre littéraire.

Par Katia GHOSN
2010 - 12
Waciny Laredj est né à Tlemcen, en 1954, en pleine guerre d’Algérie. Son père, rentré de Paris afin de s’engager dans la lutte pour l’indépendance, meurt sous la torture dans la prison de Tlemcen. Se retrouvant avec six enfants à sa charge, sa mère est obligée de travailler. Il est élevé par sa grand-mère paternelle qui le marquera profondément et jouera un rôle déterminant dans son cheminement improbable vers la langue arabe. Quand bien même les portes de l’Occident lui étaient ouvertes, il choisit Damas pour y faire ses études supérieures et y passe 10 ans. De retour en Algérie en 1985, il enseigne à l’Université d’Alger et prend position contre l’islamisme qui ravageait le pays. Menacé de mort, il quitte le pays en 1994 et s’installe en France. Il vit toujours à Paris où il enseigne la littérature à la Sorbonne.

Auteur prolifique, il a à son actif plusieurs romans dont Sayyidat al-maqâm (Les ailes de la reine), Kitâb al-amîr (Le livre de l’Émir), Nawwâr al-lawz (Fleurs d’amandiers). La nostalgie qui traverse Al-bayt al-andalousi (La Maison andalouse), son dernier roman récemment paru chez Dâr al-Jamal, n’est pas une fixation au passé mais une invitation à en tirer des leçons pour l’avenir. Laredj a reçu plusieurs prix, notamment le prix national du Roman algérien pour Chouroufât bahr al-chamâl (Les balcons de la mer du Nord), et le Grand Prix de la littérature arabe pour Kitâb al-amîr. Il est l’auteur également d’un essai sur la poésie algérienne, d’un livre sur Cervantès et d’une encyclopédie du roman algérien de langue arabe.

Qu’est-ce qui vous a conduit sur le chemin de l’écriture ?

Un ensemble de hasards je crois. À l’école coranique, placé sur le même rayon que les livres saints, je tombe sur un exemplaire des Mille et une Nuits que je vole et lis en secret. Le fait d’écrire a été déterminé par cet acte illicite. Je garde toujours d’ailleurs cet exemplaire avec moi. La lecture des Nuits m’a fait définitivement sortir du sacré. La seconde découverte fondamentale fut pour moi celle de Cervantès par le maître d’école qui nous donnait à lire des textes de Don Quichotte ; Cervantès a réveillé le côté andalou qui sommeillait en moi et qui m’as été transmis par la grand-mère. Toute mon écriture repose sur ces deux lectures.

Vous êtes bilingue. Pourtant vous vous considérez comme profondément arabophone. En quoi l’approche de ces deux langues vous paraît-elle différente ?

La langue arabe supporte sans trop en pâtir la répétition, le lyrisme, la profusion d’images, tandis que le français est une langue dégraissée, directe et ne supporte pas justement les répétitions, les retours et les lourdeurs. En étant dans les deux langues, je suis dans deux traditions d’écriture très différentes et j’ai souvent ce sentiment d’être bicéphale. Mon lien à la langue arabe fut d’abord affectif. Ma grand-mère, pour qui l’islam est inséparable de la langue, m’a poussé vers l’arabe. Apprendre l’arabe est un geste d’amour pour cette femme qui a incarné pour moi les images absentes du père et de la mère.

Votre maîtrise des deux langues vous a incité à traduire parfois vos propres textes. Que pensez-vous de l’autotraduction ?

J’ai été amené à traduire moi-même Sayyidat al-maqâm (Les ailes de la reine) parce qu’aucun éditeur n’en voulait. Ce roman qui raconte le destin d’une jeune danseuse assassinée pendant les émeutes de 1988 critique durement l’islamisme, condamne leur côté criminel et leur vision obscurantiste. Même Dâr al-Adâb qui s’apprêtait à le publier s’est rétracté à la dernière minute. Le Liban n’a pas échappé à cette vague de peur suite à plusieurs assassinats qui ont coûté la vie à Hussein Mroueh et d’autres. Sachant que pour les mêmes raisons Hârisat al-dhilâl (La gardienne des ombres) ne trouvera pas preneur, je l’ai directement écrit en français et retraduit moi-même vers l’arabe. Mais j’ai renoncé définitivement à cette pratique car j’ai constaté que je me permettais beaucoup de libertés ; la traduction devenait une réécriture où les deux versions ne se ressemblaient plus.

Vous avez beaucoup travaillé sur le Nouveau Roman. Qu’en reste-il aujourd’hui ?

Le Nouveau Roman est un concept élastique. Si on le définit comme un ensemble de procédés techniques, il n’en reste plus grand-chose, quitte à ce que certains continuent à écrire dans la forme initiée par Nathalie Sarraute et le groupe de Minuit. Le Nouveau Roman est une incitation permanente au changement ; lorsque la forme romanesque commence à se scléroser, le romancier doit ouvrir de nouvelles brèches et initier de nouvelles formes d’écriture. Les événements de 68 furent un processus social et politique qui a touché de plein fouet la production littéraire : perte des repères, chosification accrue de la société, effritement des valeurs humaines… Le Nouveau Roman était une réaction à tout cela. Les conditions sociopolitiques qui ont permis l’éclosion du Nouveau Roman ont de nos jours fondamentalement changé. Les libertés individuelles, les initiatives privées se sont maintenant davantage développées, la place tenue désormais par les médias et les technologies de l’informatisation a irrémédiablement modifié le paysage culturel. Dans le roman, la forme disparaît, les référents se désintègrent. La forme est devenue ouverte, permettant l’intégration d’autres formes narratives comme le théâtre, la poésie ou l’essai ainsi que d’autres genres.

Le roman algérien de langue arabe est relativement tardif. Pouvez-vous nous en retracer les grandes étapes ?

Le roman algérien en langue arabe a commencé en 1947 avec Rida Houhou, Ghâdat umm al-qura (La belle de La Mecque). C’est un roman réformiste qui tente d’établir un certain équilibre entre religion et amour. En 1957, Noureddin Boujedra écrit al-harîq (Le Brasier). Il était bilingue, ce qui lui a permis d’écrire un roman répondant aux critères du roman français. La naissance du roman arabe moderne a commencé en 1971 avec Rîh al-janûb (Le vent du Sud) d’Abdelhamid Haddouqa, et L’As de Taher Wattan. Ces deux réalisations ont fondé le roman algérien. Il y eut ensuite la génération des années 70 et 80 dont je fais moi-même partie avec Mirza Baqdash qui a écrit un roman autobiographique Tuyûr fî al-dhahîra (Les oiseaux du Zénith), et Khallas Aljilani dont le roman le mieux connu reste Râ’ihat al-kalb (L’odeur du chien). Aujourd’hui, une nouvelle génération d’écrivains qui a donné des noms comme ceux d’Amara Lakhous et Samir Qasimi s’impose par la qualité de l’écriture, la force de la culture et le désir de produire quelque chose de nouveau.


Vous êtes l’auteur d’un essai sur Cervantès. Le personnage central de La gardienne des ombres revisite les traces de son aïeul qui n’est autre que Cervantès. Votre dernier roman, La Maison andalouse, revient sur ces liens avec le passé andalou. Un thème récurrent chez vous.

Oui. Au XVIe siècle, les morisques (les musulmans convertis de force) et les marranes (les juifs de l’Andalousie) ont été chassés de l’Espagne dans un grand exode. Mon grand-père faisait partie de ces exilés. Ils se sont déplacés vers les villes côtières, au Maroc, en Tunisie, en Algérie... À Alger, une sorte de symbiose s’est créée avec les nouveaux venus. De cette histoire il ne reste plus grand-chose hormis certains palais, la cuisine et Hayy al-Qasaba, et la musique bien sûr fut épargnée car elle relève des individus. Je reviens constamment sur cette période car elle représente pour moi une sorte d’âge d’or où l’acceptation de l’autre et une vision plurielle du monde n’étaient pas encore bannies, et parce qu’elle porte en elle les germes d’un autre renouveau possible.
Dans votre dernier roman, la maison andalouse est démolie, une tour est érigée à sa place. En quoi ce geste destructeur est-il caractéristique du présent arabe ?

La courroie de transmission par le biais de la mémoire a de nos jours cessé de fonctionner. Un jeune d’aujourd’hui n’a plus la mémoire du passé. Les raisons à la perte de mémoire historique sont multiples. L’impact de la modernité d’abord. Pour des raisons politiques aussi : parce qu’on ne veut pas créer un citoyen dans les pays arabes. Il ne faut pas non plus négliger la volonté destructrice de l’islamisme qui tente d’effacer la mémoire d’une histoire plurielle afin de ne garder que celle d’un islam éternel.

Vous privilégiez les romans historiques où les personnages évoluent et se construisent dans le rapport à l’altérité. Quelle sorte d’humanisme prônez-vous ?

Mon optique d’écriture répond par le biais du roman à la question du choc des civilisations. L’exemple de Cervantès est éloquent. Cet homme, acquis à la justice de la guerre religieuse et qui a écrit : « Alger est un nid de pirates », a changé au bout de cinq ans de vie à Alger et est devenu l’ami du gouverneur de la ville qui était musulman. Le livre de l’Émir va également dans ce sens et relate l’amitié entre l’émir Abdelkader et Mgr Antoine Dupuch, premier évêque d’Alger. Ce retournement positif s’opère suite à une rencontre des cultures, mue par le désir de comprendre l’autre. Cette vision est contraire à celle de Samuel Huntington. L’humanité est condamnée au dialogue, c’est la seule porte de sortie de l’enfer.


 
 
D.R.
« En étant dans les deux langues, français et arabe, je suis dans deux traditions d’écriture très différentes et j’ai souvent ce sentiment d’être bicéphale. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166