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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Captorix, mon amour
Paraphrasant Woody Allen, notre dernier grand critique, on pourrait dire du Houellebecq nouveau : « J’ai lu Sérotonine, ça se passe en Normandie. » Mais on ne le fera pas.
Florent-Claude Labrouste, le narrateur, a 46 ans, roule en 4x4 Mercedes G 350 TD, mange du boudin artisanal au volant, boit du Coca zéro, n’appartient à aucun milieu, vandalise les détecteurs de fumée dans les chambres d’hôtel, vomit les écoresponsables et pense avec nostalgie au bonheur de ses années d’études. Au fond un type d’une nature assez simple qui n’en finit plus de se cogner à la complexité du monde. De quoi être désespéré et autodestructeur.


Par Pierre Assouline
2019 - 01
Indifférent à son destin, assez bartlebyen dans sa manière de « préférer ne pas », misogyne et homophobe, il est déjà au soir de sa vie en raison d’un enchaînement de circonstances qui est justement l’objet de son récit. Il n’est plus que nausées et impuissance, la faute au Captorix, un antidépresseur nouvelle génération qui présente l’avantage de ne pas pousser au suicide tout en libérant par exocytose de la sérotonine produite au niveau de la muqueuse gastro-intestinale. Bref : un neurotransmetteur dans le système nerveux central associé à la gestion des humeurs. De quoi permettre de maintenir le désespoir à un niveau convenable.

On a droit à des pages reproduisant la carte et le menu du O’Jules de la rue Bobillot ou les horaires du Carrefour City de la place d’Italie, mais les horaires du chemin de fer entre Bagnoles-de-l’Orne et Canville-la-Rocque manquent cruellement, à supposer que la ligne existe encore, ce qui est regrettable quand on se souvient que Proust y trouvait une certaine poésie.

On emploie parfois des mots inusités : « sororal », « rom’com » ; pas de gays dans ces pages mais des « pédés », « pédales » voire des « pédales botticelliennes » (le narrateur a Bac+8) ; il y a ce qu’il faut de pédophilie et de zoophilie pour être en phase avec le plus glauque de l’actualité ; on réussit tout de même à placer le Christ en planche de salut dans la toute dernière page ; on « échange par Skype » ; on croit néoproustifier en rebaptisant un volume de la Recherche « À l’ombre des jeunes chattes humides » ; et on se permet de traiter Goethe de « vieil imbécile » et de « radoteur ». Qu’est-ce qu’on est postmoderne !

Quant aux femmes, dont on sait qu’elles sont les premières lectrices de romans et cette fois encore elles n’y manqueront pas, elles sont rarement dites « femmes » mais plus précisément qualifiées de « chaudasses », de « bombasses » ou plus prosaïquement de « grosses salopes ».

Ça, l’œuvre du grand écrivain français contemporain, le plus lu, le plus écouté, le plus traduit, le plus commenté, le plus controversé dans le monde ?

C’est écrit sans génie et sans lourdeur, malgré des procédés à l’effet calculé mais dont la répétition est lassante : « n’anticipons pas », « j’y reviendrais », « j’en ai parlé », « dans des circonstances que je relaterais peut-être quand j’aurais le temps », « pour différentes raisons que j’expliquerais sans doute plus tard » jusqu’à un puéril « Zadig et Voltaire ou bien Pascal et Blaise » à plusieurs reprises. Cela dit, ce côté potache, dont Houellebecq ne s’est jamais défait, est sauvé par un humour, une ironie, un sens de l’understatement réjouissants qui en font une lecture somme toute agréable et fluide comme on le dirait d’un page turner. Ah, la « Weltanschaung des réceptionnistes », il fallait y penser… Pour ce qui est de la grâce du Centre Leclerc de Coutances, l’effet est désormais usé, ayant beaucoup servi dans ses précédents livres. Mais par pitié qu’on ne prenne pas tout cela trop au sérieux ! Quand on imagine déjà les futures thèses de doctorat qui nous menacent sur « Sombritude urbaine et dépression agricole dans Sérotonine de M. H. », on est effondré à l’avance. Car le propos est somme tout assez anodin quand il n’est pas quelconque. Toutes ces généralités sur les hommes, les femmes, les Hollandais (« des putes, une race de commerçants polyglottes et opportunistes »), les Japonais (« personne n’y comprend rien ») etc. sont d’un intérêt littéraire, poétique et rhétorique limité, et d’un enjeu intellectuel réduit. 

Sérotonine est le récit désenchanté des affres, des doutes, des incertitudes d’un ingénieur agronome dépressif, inquiet de l’état de la France et de sa bite. Ce qui ne change pas, c’est qu’un roman signé Houellebecq est incontestablement un événement avant d’être publié et avant d’avoir été lu ; un jour, il le sera avant même d’avoir été écrit. 

Mais qu’est-ce que ça dit d’autre que ce que ça raconte ? À vrai dire, pas grand chose et c’est là que le bât blesse. Les houellebecquiens canal historique auront beau faire, bien qu’ils comptent des agents dans la plupart des avant-postes médiatiques, ils auront cette fois du mal à louer ses dons visionnaires et prémonitoires, à défaut de son prophétisme. Car il faut un certain culot pour, comme l’a fait le Figaro avec toutefois le bémol du point d’interrogation, oser un gros titre raccrochant la crise des quotas laitiers, les barrages des éleveurs sur les routes, les suicides des cultivateurs et autres désespérances agricoles hélas récurrentes depuis des années, à l’actuelle révolte desdits Gilets jaunes. Il paraîtrait que les métaphores sont limpides à ceux qui savent les lire : les poulets élevés en batterie dans des conditions atroces, ce serait nous, les Européens ; et le poulailler, l’Occident en pleine décadence ; ce qui, je l’avoue à ma courte honte, m’avait échappé ayant déjà eu du mal, jusque-là, à considérer la Normandie comme le centre du monde, mais de ce défaut de perspective devrons-nous peut-être revenir aussi après Sérotonine, qui sait, puisque les « unes » des gazettes nous y engagent avec rare ferveur s’agissant d’un nouveau roman.

Il ne suffit pas d’aligner des marques pour critiquer la société de consommation ou attaquer le néolibéralisme. On nous enjoint déjà un peu partout à considérer que, à l’égal des aristocrates du faubourg Saint-Germain disséqués par Proust, les producteurs d’abricots du Roussillon et les producteurs laitiers du Calvados sont des personnages universels. Encore que, il faudrait y réfléchir à deux fois, son héros cultivateur Aymeric d’Harcourt, étant l’héritier d’une des plus anciennes et des plus illustres familles françaises, propriétaire d’un immense domaine foncier, membre du Jockey club et susceptible d’occuper bientôt un rond-point de jour comme de nuit dans sa commune, ce qui change tout. Sacré Houellebecq ! Il n’a décidemment pas son pareil pour humer l’air du temps et s’y glisser.

La France rurale se meurt depuis des années, mais l’a-t-on attendu pour le découvrir ? Michel Houellebecq ne dérangera rien ni personne avec son septième roman. Ni l’ordre des choses, ni les institutions, ni les puissants. On le dit lucide et certains de ses livres ont témoigné de son flair de sociologue amateur, mais que sa vision du monde est sinistre, que sa France est lugubre, toute à sa décomposition morale, le négatif d’Amélie Poulain étant entendu que les deux ont faux tant leur regard est biaisé. De son « Je » qui n’est jamais un autre mais bien lui-même, on a voulu faire un Bardamu comme si le héros de Céline n’était qu'un pauvre type et un médiocre qui portait sur ses épaules toute la misère humaine qu’il se charge de dénoncer.

Michel Houellebecq sait très bien se vendre : couverture de Vacances actuelles bien en avance sur la décadence de l’Occident avec des accents empruntés à Oswald Spengler, mariage people en amont, embargo sur les épreuves du livre « imposé » aux journaux, éloge de Trump dans un magazine américain, mise en place de 320 000 exemplaires, etc. Mais on n’est pas obligé d’acheter. On lit partout que Sérotonine est bouleversant, poignant, sombre, crépusculaire, etc. Question de lunettes et de verres teintés. Il est vrai que le réel qu’il décrit est d’une tristesse sans nom et qu’il annonce pour demain la guerre civile à l’égal de n’importe quel factieux sur Facebook. De tous ses personnages de vaincus de la société pour lesquels il éprouve une réelle empathie, rares moments où affleure une authentique émotion, l’auteur est lui-même le seul looser qui ait réussi. Claro, le feuilletoniste du Monde des livres, a d’un tweet remis les pendules à l’heure : « Le seul intérêt du nouveau roman de Houellebecq, c'est qu'il nous permet de jauger sur pièces le niveau de la critique littéraire en France. ».

Disons que c’est un effet collatéral non négligeable.

Page 29 de Sérotonine, le narrateur dit de Yuzu, sa compagne : « La vérité, c’est qu’elle n’en avait absolument rien à foutre ». Comme quoi l’extra-lucidité de Michel Houellebecq va parfois jusqu’à anticiper les réactions de certains de ses lecteurs les mieux intentionnés. 

 
BIBLIOGRAPHIE
Sérotonine de Michel Houellebecq, Flammarion, 2019, 347 p.
 
 
 
D.R.
Il ne suffit pas d’aligner des marques pour critiquer la société de consommation ou attaquer le néolibéralisme
 
2020-04 / NUMÉRO 166