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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Françoise Nyssen : une culture n'est le monopole de personne
La ministre française de la Culture inaugure aujourd'hui le Salon du livre. Contre les affres du monde, elle nous explique l'importance de la culture, de l'ouverture à l'autre, de la francophonie et, évidemment, de l'édition.

Par Hind Darwish
2017 - 11
Depuis 1992, le Salon du livre francophone de Beyrouth se tient chaque année en dépit des aléas sécuritaires et budgétaires. Il est considéré comme le 3e Salon du livre francophone au monde. Né d’un partenariat entre l'Institut français, le Syndicat des importateurs de livres et plusieurs autres partenaires, il est devenu un événement incontournable au Liban et dans la région. Quelle importance lui accorde la France ?
Ce Salon du livre est un rendez-vous de première importance pour la France, à trois égards : parce qu’il constitue un pont avec le Liban ; parce que c’est un rendez-vous majeur pour nos auteurs et éditeurs que nous soutenons à l’international ; et parce que c’est un grand rendez-vous pour la francophonie, pour laquelle nous avons de fortes ambitions avec le président de la République et mon homologue en charge de l’Europe et des Affaires étrangères. Ce Salon du livre est un espace d’échanges et de liens culturels.

Vous avez déjà visité ce Salon en tant qu’éditrice et vous l’inaugurez aujourd’hui en tant que ministre de la Culture. Que signifie pour vous ce rendez-vous ?
 
Ce rendez-vous signifie la résistance de la culture, comme vous l’avez souligné, face aux difficultés sécuritaires ou économiques que connaissent un grand nombre de pays. Il incarne aussi un esprit d’ouverture qui fait la richesse de la culture au Liban comme en France : ouverture sur le monde, sur les autres langues, sur le patrimoine et la création venus d’ailleurs. Je porte une vision évolutive de la culture en France, à la différence de certains qui voudraient nous faire croire à une essence figée et exclusive. Une culture n’est le monopole de personne : elle est empruntée et nourrie en permanence par ceux qui la vivent ou la traversent.

Cette 24e édition est intitulée « En hommage à Samir Frangié », un grand défenseur des libertés, de la paix et du vivre-ensemble. Que vous inspire cette dédicace ?
 
Samir Frangié était l’une des grandes voix de la fraternité, de l’humanisme, de la réconciliation entre les peuples. Il nous a éclairés de son vivant, et la pensée qu’il nous laisse par ses écrits doit continuer de nous accompagner. Je me réjouis bien évidemment que le Salon du livre francophone, lieu de débats d’idées et d’échanges culturels, rende hommage à ce grand progressiste.

Dans ce monde où règnent la violence, la haine et la douleur, comment la culture peut-elle atténuer les clivages et neutraliser les mauvaises énergies ? Quel rôle un ministre de la Culture est-il appelé à jouer, selon vous, dans cet environnement dégradé ?
 
La violence qui frappe nos sociétés a des origines complexes, mais la perte de sens identitaire en est l’une des causes profondes. La participation à la vie culturelle, qui est un droit fondamental, en est un des remèdes. Mais il demeure un droit théorique pour beaucoup de femmes et d’hommes, qui en sont privés dans les faits. Mon rôle en tant que ministre de la Culture est de garantir la réalité de ce droit pour tous, et en particulier pour ceux qui souffrent d’exclusion dans nos sociétés.

Vous avez toujours défendu la traduction en tant qu’outil indispensable au rapprochement et au dialogue entre les peuples. Or la traduction de livres de l’arabe vers le français demeure très timide et limitée à une ou deux maisons d’édition. Comment dynamiser ce secteur selon vous ?
 
La France est déjà l’un des pays les plus actifs dans le monde en la matière, dans les deux sens : près d’un titre sur cinq commercialisés en France est une traduction et le français est la seconde langue la plus traduite dans le monde. Mais j’entends amplifier encore notre politique, et comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je souhaite qu’un soutien particulier soit apporté aux traductions de textes arabes vers le français, qui restent en effet insuffisantes. C’est un enjeu fort pour notre société, où nos concitoyens sont nombreux à avoir un lien avec la langue arabe. Au Salon du livre de Francfort en octobre, dont la France et la francophonie étaient invitées d’honneur, le président de la République Emmanuel Macron a annoncé la création d’un Grand Prix de la traduction. Nous sommes en train d’y travailler. 


L’ex-ministre de la Culture, Madame Azoulay, a annoncé, lors de sa visite l’année dernière à ce même Salon, un plan assorti de mesures concrètes visant à renforcer la diversité culturelle et à soutenir les publications francophones dans le monde. Elle a lancé également un grand prix du ministère de la Culture, récompensant une traduction d'un ouvrage de Sciences humaines et sociales de la rive Sud du bassin méditerranéen. Où en sont ces projets ?
 
Le plan annoncé comportait deux volets qui ont été en grande majorité mis en œuvre : d’une part, le renforcement du soutien aux librairies francophones de l’étranger, avec notamment la création d’un nouveau fonds d’aide cette année ; et d’autre part, le soutien à la traduction dans le bassin méditerranéen, incarné cette année par un taux de subvention à 70 % pour les traductions de et vers les pays de langue arabe. Nous allons creuser ce sillon qui a commencé à être tracé.

La notion de « Passculture » consistant à allouer à chaque jeune de 18 ans des bons d’achat de biens et services culturels d’une valeur de 500 euros n’est-elle pas périlleuse ? En Italie, le Bonus culture n’a pas été une réussite et a donné lieu à des abus. Croyez-vous à la pertinence de ce système ?
 
Je porte ce projet avec une immense conviction. Ce Pass incarne une nouvelle génération de politique culturelle. Nous allons prouver sa pertinence, en tirant les leçons de l’expérience italienne et en nous appuyant sur des actions qui sont conduites par certaines régions. Comme tout ce qui est nouveau, il suscite des interrogations : c’est naturel. Il est nouveau sur le fond, d’abord : alors que la plupart des politiques culturelles partent des institutions, on part ici du citoyen, autonome et responsable de ses choix. Il est nouveau sur la méthode, ensuite : nous allons co-construire ce Pass avec les différentes parties prenantes, à commencer par les jeunes. Une première concertation sera organisée en décembre.

Vous avez très bien dit : « Il n’y a pas d’amour de la culture sans ambition pour la culture. » Un ministre de la Culture pourrait-il traduire ses ambitions en un programme efficace qui traiterait l’urgence culturelle dont vous parlez souvent ?
 
Il ne « pourrait » pas, il le peut et il le doit. On traite l’urgence par des projets très concrets. Je suis là pour les porter. Il y a le Pass culture, que nous venons d’évoquer. Je porte aussi un projet concret pour transformer le parcours éducatif des enfants : instaurer des heures de pratique artistique tout au long de l’année, de la maternelle au lycée. Je porte également un projet concret pour la vie culturelle des territoires : adapter les horaires des bibliothèques – qui sont le premier lieu culturel de proximité – aux rythmes de vie des citoyens, avec des ouvertures en soirée et le week-end. Et je pourrais en citer d’autres. Je suis là pour agir sur le réel.

Le numérique : une arme à double tranchant. D’une part, il est accusé d’accélérer le recul de la lecture surtout chez les jeunes ; d’autre part, il est considéré comme un outil indispensable pour démocratiser la culture et la mettre à la portée de tous. Est-il une menace pour les industries créatives et les créateurs ? Quelles mesures préconisez-vous pour adapter les politiques culturelles à l’ère numérique et éviter certaines dérives ?
 
Le numérique n’est pas une menace mais un défi : il porte des risques mais il ouvre d’immenses opportunités pour les créateurs et les industries culturelles, mais aussi pour les citoyens, qui peuvent accéder à des œuvres et des contenus 24h sur 24 et à distance. Notre responsabilité est de mettre chacun en capacité de saisir ces opportunités. Il faut pour cela accompagner les acteurs traditionnels dans la transition : c’est ce que nous faisons par exemple dans le secteur de la presse, avec un soutien aux projets numériques. Il faut faire évoluer la régulation dans certains secteurs : c’est ce que nous faisons par exemple dans l’audiovisuel. Il faut également former les publics aux nouveaux usages : c’est le sens de notre politique d’éducation à l’image des jeunes ou de lutte contre le piratage.

Les écrivains sont les parents pauvres de l’édition. Envisagez-vous d’améliorer leur condition ? Le numérique est-il pour eux une solution dans la mesure où il contourne le distributeur et le libraire qui se réservent une grande part du gâteau ?
 
Je suis bien évidemment très sensible à la situation des écrivains, qui sont un maillon essentiel de la chaîne du livre. Je défends le droit d’auteur avec intransigeance, au niveau national comme au niveau européen. Et je défends le principe de juste répartition de la valeur : elle appartient à la négociation contractuelle, mais nous veillons aux conditions d’équilibre du dialogue. Je crois en revanche au rôle des distributeurs, des libraires, comme des éditeurs et des bibliothécaires : le livre ne peut vivre que s’il est porté jusqu’aux mains du lecteur, et c’est le rôle de tous ces acteurs. 

Quel sens donnez-vous à la francophonie ? Est-ce une notion dépassée ou a-t-elle encore un avenir ? Sous quelle forme prévoyez-vous de dynamiser la langue française et sa présence dans le monde, sachant que le budget pour la promotion de la culture française dans le monde se réduit comme une peau de chagrin ?
 
La francophonie fait partie de notre avenir : le partage d’une langue est une chance pour le progrès scientifique, économique, social, parce qu’elle favorise le partage des biens, des savoirs, des idées. Nous allons amplifier les politiques d’enseignement à l’étranger et le soutien aux traductions mais je souhaite aussi que nous offrions un nouvel élan politique à la francophonie, en faisant de la France une force de propositions. Nous présenterons un plan en ce sens en 2018, comme l’a indiqué Emmanuel Macron.

Vous venez de Francfort où la France était le pays invité d’honneur. Que représente pour vous cette manifestation ? Et quelles pourraient être ses retombées sur la francophonie ?
 
C’est toute la francophonie qui était, avec la France, invitée d’honneur. Des échanges fructueux ont eu lieu sur les partenariats possibles et la circulation des ouvrages dans l’espace francophone. J’ai aussi remis à Yamen Manaï le Prix des cinq continents – Prix créé par l’Organisation internationale de la francophonie, qui permet de faire découvrir des talents francophones. Les manifestations comme Francfort, et comme le Salon du livre de Beyrouth, doivent servir de catalyseurs pour nos ambitions de coopération.

Connaissez-vous en politique des moments de grâce comme ceux que la lecture et la musique peuvent offrir ?
 
La politique sert à changer la vie des autres : de ses concitoyens. Lorsque j’en rencontre qui me parlent d’un projet que nous menons en disant « vous avez transformé mon quotidien », je me réjouis, évidemment, mais je ne pense qu’à une chose : aller plus loin.



 
 
© AFP
« Samir Frangié était l’une des grandes voix de la fraternité, de l’huma-nisme et de la réconciliation. » « Une culture n’est le monopole de personne : elle est empruntée et nourrie en permanence par ceux qui la vivent ou la traversent. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166