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Kamel Daoud : la pierre contre le sabre, des psaumes contre le père
Kamel Daoud invente un personnage doté d'un pouvoir mystérieux : par ses écrits, il prolonge la vie des mourants. Le nouveau roman de l'écrivain algérien parle d'apprentissage de la langue, celle qui défait les liens et libère progressivement les Hommes des supposés prophètes.

Par William Irigoyen
2017 - 09
À l'oral – du moins quand il répond aux questions de l'un de ses confrères journalistes – Kamel Daoud enchaîne les phrases courtes à un rythme soutenu. Il peut même parfois donner l'impression de vouloir expédier l'affaire. Comme si, mû par une urgence dont il garderait pour lui la raison profonde, il entendait signifier à son interlocuteur qu'il souhaite en finir au plus vite avec lui. 

À l'écrit, en revanche, et tout particulièrement dans son nouveau roman, Zabor ou Les psaumes, l'écrivain algérien se pose, s'installe dans un autre rapport au temps. L'homme pressé lève le pied et redevient artisan des belles et longues phrases, patiemment sculptées. Le journaliste obsédé par l'horloge s'est dédoublé en écrivain désireux de faire corps avec une littérature qui ressemblerait, comme il le dit lui-même, à une fable. Son nouveau roman porte tout cela. Il raconte l'histoire d'Ismaël ou plutôt de Zabor comme le narrateur a lui-même décidé de se rebaptiser : « mon véritable nom, né du son que provoqua le heurt de ma pauvre tête sur un fond caillouteux quand je fus repoussé violemment par mon demi-frère ». Le jeune homme vit aux portes du Sahara (« je l'appelais Sarah, quand j'étais enfant »), dans la localité algérienne d'Aboukir avec son grand-père et sa tante Hadjer une vieille fille qui n'a qu'un seul amour : les séries télévisées indiennes. Drôle d'attelage que ce trio à l'écart du monde mais que l'on vient à intervalles réguliers extirper de son apparente torpeur. Dès qu'un moribond s'apprête à passer l'arme à gauche, un proche vient frapper à la porte de Zabor. Car celui-ci est doté d'un pouvoir magnifique : il parvient à prolonger la vie des Hommes. Comment ? En venant à leur chevet et en noircissant des carnets : « Écrire est la seule ruse efficace contre la mort. » Tous les mourants peuvent-ils prétendre à pareil égard ? Un jour, Zabor est sollicité par un de ses demi-frères. Leur père commun n'en a plus pour longtemps. L'urgence de la situation commanderait de presser le pas. Mais le jeune homme éprouve toujours de la rancune contre son géniteur, Hadj Brahim, boucher de son état qui, des années plus tôt, l'a lâchement abandonné.

Les lecteurs fidèles de Kamel Daoud souligneront d'emblée que Zabor est, comme son précédent roman Meursault, contre-enquête, ancré dans la géographie algérienne. Certes. Mais ici, le lieu joue un rôle secondaire. Le véritable personnage, comme le dit lui-même l'auteur, c'est la langue. Ou, pour être plus précis, comment son apprentissage devient le principal vecteur de la libération intellectuelle, le seul outil de l'affranchissement. Zabor, « Robinson arabe d'une île exsangue, maître du perroquet et des mots », comme il aime à se définir pour des raisons que l'on comprendra à la lecture du livre, est donc en quête de langue absolue. Qui sait la maîtriser devient puissant. Ce n'est pas la première fois que ce thème apparaît dans la littérature. Rappelons-nous de Schéhérazade qui réussit à différer la mort des femmes que Shahryar, roi de Perse, veut faire exécuter. Kamel Daoud va plus loin. Il « politise » ce thème et fait de l'émancipation par la lecture un combat contre l'obscurantisme religieux. On ne compte plus dans ce roman les allusions aux dogmes contre lesquels il conviendrait de lutter parce que, à l'entendre, ils emprisonneraient l'individu et feraient de lui un esclave. « Je suis le seul à avoir découvert une brèche dans le mur de nos croyances », dit Zabor au début du livre. Plus loin, le propos est encore plus explicite. Le jeune homme est appelé au secours d'une voisine de treize ans. Elle se prénomme Nebbia, « qui veut dire “prophétesse” curieusement ». Est-ce à dire que Zabor a pour ambition de se substituer au divin, d'être son égal ? Non, il tente de dépasser ce questionnement sulfureux. Comment ? En essayant de devenir son propre maître. 

Zabor c'est l'histoire de « la pierre contre le sabre ». Pas étonnant d'ailleurs que le jeune homme donne ce titre à l'un des nombreux carnets qu'il noircit d'histoires individuelles. La pierre qui affûte l'intelligence humaine et fournit l'arme ultime de lutte contre la barbarie totalitaire. On retrouve ici une préoccupation connue de l'auteur de Mes Indépendances (Chroniques 2010-2016, Actes Sud) mais traitée cette fois de façon romanesque. Une façon de donner un contenu plus universel à son propos.

* * * * *

Une phrase, extraite de Zabor, pourrait servir de sous-titre supplémentaire à ce roman : « Écrire est la seule ruse efficace contre la mort ». En quoi consiste cette ruse ?

Avant de répondre à votre question, permettez-moi une précision : j'ai imaginé un personnage qui serait un peu la version fabuleuse de ma propre vie, un homme qui a foi en la littérature. Pour lui, l'écriture est la seule manière d'aller au-delà de la mort, qui peut perpétuer l'existence. Selon lui, cette éternité a une vertu : elle n'exige aucune prière. J'ajoute qu'elle ne promet pas non plus le paradis.

Est-ce à dire que si Zabor n'écrit pas, il rend la mort possible ?

Il la rend même totale et absolue. Des existences entières disparaissent parce qu'elles ne sont pas racontées. Quand elles sont lues, diffusées, elles meurent moins selon Zabor. Quand il n'écrit pas, le monde devient, comme il dit, indicible. C'est sa foi profonde.

Qui est Zabor ? L'incarnation de l'esprit contre la force ? 

« Zabor » c'est la traduction littérale de « psaumes » en arabe. Lui a une préférence pour ce nom intime, secret. Il a le fantasme d'un dictionnaire absolu, d'un livre qui sauve, où chaque chose a un nom qui lui correspond. Zabor, c'est aussi le récit du monde contre celui du père, du sauvage, celui qui égorge, de la bête en somme.

Vous parlez de dictionnaire. La définition que l'un d'entre eux (Le Larousse) fait de « psaume » est la suivante : « Chant liturgique de la religion d'Israël passé dans le culte chrétien et constitué d'une suite variable de versets. » On en trouve donc dans le judaïsme, dans le christianisme mais apparemment pas dans l'islam... 

L'évocation des psaumes existe dans le Coran qui, rappelons-le, s'appuie sur le récit biblique et ses prophètes. Il parle notamment de David, de son livre, de ses chants. Mon nom, Daoud, veut d'ailleurs dire David. Chez nous, au Maghreb, il y a un proverbe qui pose la question suivante : « Qui va te croire, David, si tu racontes cette histoire ? » On m'a souvent interrogé sur mon rapport à la langue, à la littérature. Je voulais raconter l'épopée de ma vie sous forme de fable et qui soit proche de l'évocation du récit biblique. 

Peut-on dire que Zabor déjoue les dogmes ?

Tout à fait. Ce personnage croit que le dogme tue. Du coup, il essaie de le contourner, de le démanteler, de s'en passer, de lui tenir tête aussi. 

Un moment, il est appelé à secourir une voisine, Nebbia, qui, écrivez-vous, signifie la prophétesse. Faut-il comprendre que lui, pauvre humain, est bien plus divin qu'elle ?

C'est quelqu'un pour qui le statut de l'écrivain est investi d'une mission encore plus grande que celle de l'antique prophète.

Ne craignez-vous pas que ce livre vous fasse encore des ennemis chez les religieux ? 1

Dans la vie on a le choix : on n'écrit pas parce qu'on a peur de quelque chose ou bien on écrit pour ne pas y penser. 

À la fin du livre, pour des raisons qu'on n'expliquera pas ici, Zabor repeuple l'île de ses pages. Faut-il comprendre qu'il poursuit son forfait ?

Je dirais plutôt qu'il l'amplifie, qu'il lui donne un élan, encore plus grand. Il a à peu près le même délire que les mystiques anciens qui disaient : « Le monde est un livre à déchiffrer. » Zabor veut rendre au monde son statut de livre éparpillé, le livre total.

Dans votre précédent roman, Meursault, contre-enquête, le narrateur dit : « Je suis le bonhomme en panne, pas le passant qui cherche la sainteté. » Cela peut-il s'appliquer à Zabor ?

Oui mais à une différence près toutefois. Haroun, le narrateur de Meursault, constate les choses mais ne peut rien. Zabor constate aussi mais résout quelque chose parce qu'il s'en est donné les moyens. Il le dit lui-même : il a créé son propre dictionnaire. Haroun subit une histoire qu'il n'arrive pas à dépasser. Zabor, lui, y arrive. 

Autre phrase extraite de Meursault, contre-enquête : « Je ne sais pas pourquoi, à chaque fois que quelqu'un pose une question sur l'existence de Dieu, il se tourne vers l'homme pour attendre la réponse. » Peut-on appliquer cette phrase à Zabor ?

J'aime beaucoup la formulation de votre question parce qu'elle ouvre des perspectives. Haroun est en colère contre le dogme. Zabor ne s'enferme pas dans cette colère. Cela lui permet d'être plus entreprenant. D'une certaine façon, il annule la dangerosité du récit religieux.

Ce livre raconte-t-il l'histoire de l'accès progressif à la langue ?

Oui ! Et je le dis avec force. C'est l'usage, l'apprentissage, la domination, l'appropriation, la construction d'une langue qui raconte le monde, qui libère. Je dirais même que le premier personnage de Zabor, c'est la langue. Je voulais un livre écrit dans une langue travaillée, belle. Je ne sais pas si j'y suis parvenu. 

En tout cas, le souci de la langue comme outil de délivrance est bien ancré chez vous. Je me souviens d'une phrase de Mes Indépendances : « On croit que le pouvoir a échoué dans l’éducation alors que c’est faux : il a réussi car le but était “d’alphabétiser” le peuple et les générations… »

Votre remarque suggère un lien entre ces deux livres. Peut-être ? Pour l'instant, il m'est difficile de le dire. Je viens d'achever Zabor. Je n'ai pas encore eu le temps de le réfléchir. Je l'ai subi, je l'ai écrit, je m'en suis débarrassé mais je ne l'ai pas encore pensé en tant que construction personnelle. C'est un peu trop tôt. Tout ce que je peux dire c'est qu'il est assez chargé, tourbillonnant même. On y entre difficilement, d'après ce qu'on me dit. Mais on n'en sort pas facilement. En tout cas, je peux dire une chose : Meursault était le roman de la mère, Zabor est celui du père. 

Vous dédiez d'ailleurs ce livre à votre père qui, écrivez-vous, vous « légua son alphabet ». Comment comprendre ces mots ?

Mon père était quelqu'un de très distant. La seule chose qu'il m'a enseignée c'est l'alphabet. Vous savez, à l'âge de cinq-six ans vous écrivez votre premier abécédaire. Un jour, il s'est approché de moi, il a pris mon cahier, mon stylo et il m'a montré comment faire. La figure du père est celle qui fait lire le monde. C'est lui qui vous donne les clés. Grâce à ces clés, j'ai compris le monde. Quand je me suis senti enfermé, je l'ai dépassé.


BIBLIOGRAPHIE
Zabor ou Les psaumes de Kamel Daoud, Actes Sud, 2017, 336 p.
 
 
1. L'imam salafiste Abdelfatah Hamadache, qui avait menacé de mort l'écrivain et journaliste Kamel Daoud, a été condamné le 8 mars 2016 à six mois de prison dont trois fermes.
 
 
D.R.
« Zabor veut rendre au monde son statut de livre éparpillé, le livre total. » « C'est l'usage, l'apprentissage, la domination, l'appropriation, la construction d'une langue qui raconte le monde, qui libère. »
 
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