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Hisham Matar : Enquête du père
Après deux romans largement plébiscités et traduits dans de nombreuses langues, et dont le premier, Au pays des hommes, était finaliste du Man Booker Prize, Hisham Matar publie un récit bouleversant sur l’enquête qu’il a menée pendant des années pour faire la lumière sur la disparition de son père longuement incarcéré dans les geôles de Kadhafi, et sur son retour au pays en 2012 après la chute de la dictature.

Par Georgia Makhlouf
2017 - 02
Tout à la fois récit autobiographique, témoignage passionnant sur la vie quotidienne sous la plus féroce des dictatures et la révolution qui a balayé le régime, et méditation profonde et universelle sur la condition des fils qui attendent le retour de leur pères partis au combat, La Terre qui les sépare est un livre rare, obsédant, et qui fera date. Il vient d’ailleurs d’obtenir le Prix du livre étranger France Inter/Journal du Dimanche 2017. 

Nous avons rencontré l’auteur à Paris où il accompagne la sortie de son livre chez Gallimard – ouvrage superbement traduit par la romancière Agnès Desarthe – pour un dialogue à la fois retenu, délicat, réservé et incroyablement généreux. Car l’homme n’est pas bavard, ne s’étale pas, pratique la même pudeur que l’on retrouve dans ses pages et qui nous confrontent pourtant à des réalités insoutenables. Il choisit ses mots avec justesse et parcimonie et affirme que ses livres disent mieux que lui ce qu’il y a à dire de la Libye, de l’horreur de la dictature, de l’incroyable résilience de son peuple, et de l’amour qui a permis à des familles fracassées de se tenir debout, ensemble et solidaires. 

À la lecture de votre livre, on réalise avec effroi combien il y a d’ignorance à propos de la Libye, et comme nous connaissons mal ce pays et son histoire.

Oui, c’est vrai, la Libye est un pays silencieux, un pays que l’on a réduit au silence. Mais ce silence n’est pas accidentel. Le caractère exceptionnellement brutal de la colonisation italienne nous a rendus incapables de nous confronter à notre histoire, de nous engager dans une réflexion sur notre passé. Nous n’en parlons pas, notre relation à notre histoire est devenue extrêmement compliquée. Mais beaucoup de mes amis, italiens, et même les plus cultivés d’entre eux, n’avaient pas non plus la moindre idée de ce que la colonisation italienne avait fait subir à notre pays. Et par la suite, la terrible dictature à laquelle nous avons été soumis a renforcé notre incapacité à entreprendre un travail de mémoire puisque le régime de Kadhafi avait inventé ses propres méthodes pour nous maintenir dans le silence. Rajoutons à cela la censure, l’absence totale de liberté de mouvement, la difficulté de voyager, que ce soit pour partir ou revenir en Libye, autant de facteurs qui ont eu pour résultat que l’accès à l’information était devenu extrêmement difficile. 

Quelle est la genèse de ce livre que vous avez publié après deux romans qui, s’ils puisaient dans un matériau autobiographique, s’appuyaient largement sur l’invention ? Pour quelles raisons avez-vous souhaité écrire ce récit très ancré dans la réalité, ce témoignage ? 

Je suis assez réservé quant aux distinctions entre réalité et fiction et je ne souscris pas aux notions de genre : roman, autobiographie, récit, essai… Je pense que les ressemblances entre les œuvres ancrées dans le réel ou les œuvres de fiction sont plus importantes que leurs dissemblances et je crois qu’il y a surtout de la bonne ou de la mauvaise littérature. Je n’ai pas pour ma part d’intention précise quand je commence un livre ; je me méfie des intentions conscientes, je ne veux pas choisir, je veux que le livre choisisse par lui-même et décide de son mode et de ses limites. S’il n’y a donc pas de projet clairement formulé au départ, il y a néanmoins un certain contexte dans lequel j’ai entrepris d’écrire ce livre. Mon second livre est paru à un moment où les révolutions arabes se succédaient, en Tunisie, en Égypte, en Syrie, au Yémen… C’était un temps de bruit et de fureur et il m’a semblé que mon livre, qui est très calme, s’était perdu dans la clameur et l’agitation et avait été comme avalé par tous ces événements. Cette situation était d’ailleurs partagée par d’autres amis écrivains, cet écart entre nos écrits et l’état du monde. Et donc la question qu’on se posait tous était : comment écrire, quoi écrire dans ces temps troublés ? J’ai donc fait ce voyage en Libye en mars 2012 qui a duré un mois, et à mon retour, il m’est arrivé une chose étrange qui ne s’était jamais produite auparavant : je n’ai plus pu écrire une seule ligne. Cela a duré trois mois. Je me suis alors rendu chez un ami, dans le nord de l’Italie, avec mes carnets de notes. Je les lisais comme s’ils avaient été écrits par un autre. Je voulais stimuler ma curiosité, je voulais mettre en branle mon imaginaire, je voulais trouver une distance créative avec tous ces éléments, tous ces détails notés dans mes carnets, afin de parvenir à m’en emparer par l’écriture pour en faire de la littérature. Donc j’insiste, aucune intention de départ. Tout est pour moi affaire de curiosité : comment m’emparer de tous ces éléments collectés de façon créative, comment les nourrir d’imaginaire ?

C’est troublant de vous entendre parler d’imagination à propos de ce récit extrêmement réaliste et détaillé. 

L’imagination ce n’est pas nécessairement l’invention de choses qui n’ont pas eu lieu. Je trouve que l’on se méprend sur cette notion, qu’elle est mal interprétée. Pour moi, l’imagination est une forme de curiosité en éveil qui nous permet de nous emparer de faits, de récits, d’éléments de toute sorte, avec la conscience de ce que nous ne savons pas à leur propos plutôt que de ce que nous savons. Spinoza dit de l’intelligence qu’elle est curiosité. Dans le contexte que je décrivais plus haut, et pour des écrivains confrontés à des événements puissants, à des bouleversements dans leurs pays d’origine, on est face à une alternative : soit on s’échappe de la réalité brutale des événements et on écrit des fictions qui s’en éloignent, soit on s’engage pour une cause et on se met au service de cette cause par ses écrits. Mais si l’on refuse ces deux options, si l’on veut préserver un espace de liberté, de créativité, si l’on ne veut pas mettre la littérature au service d’une cause, le seul espoir d’y parvenir est de laisser de la place à l’imagination.

L’un des aspects remarquables de votre livre est la radiographie d’une dictature, non pas à travers une analyse politique de ses rouages mais par le biais de son incidence sur la vie quotidienne. 

Oui, en effet, je suis attentif aux détails, à l’observation des comportements, à la façon dont un tel régime affecte les relations entre les gens. Il y a un réel danger à être dans l’abstraction quand on aborde des situations de guerre civile, de dictature ou autre. Moi je m’intéresse aux spécificités et cet intérêt est motivé par ma passion pour l’universel. La relation entre le particulier et l’universel est complexe. Et je pense que, si l’analyse politique est évidemment nécessaire, ce n’est pas ce à quoi, nous écrivains, devons nous consacrer. 

Lorsqu’on observe ce qui se passe dans les différents pays arabes suite aux révolutions et/ou au renversement des dictatures, on pourrait être tenté de regretter le passé, de penser qu’avant, les pays fonctionnaient mieux. Vous abordez aussi cette question dans votre livre.

Oui, en effet, je dis que cette chose inimaginable se produit parfois, et qu’il arrive à certains de regretter les années Kadhafi. Plusieurs remarques à ce sujet. Tout d’abord, il faut souligner que ce qui s’est passé en Libye après la chute de la dictature, le basculement dans la violence incontrôlée et dans la guerre civile, c’est aussi le résultat de toutes ces années de dictature. Parce qu’en raison de cette dictature, nous étions dans une impréparation totale par rapport à la suite, et cela sur un plan à la fois politique, matériel et pratique. Et puis il faut se garder des généralités et ne pas embrasser les pays arabes dans un seul mouvement, comme lorsque certains parlent de « l’effet domino ». Même si le renversement de Saddam Hussein a été le déclencheur d’une série d’autres événements, il faut garder à l’esprit les particularités de chacun des pays. En Irak, c’est une invasion étrangère qui a renversé le tyran ; en Libye, il y a eu un authentique mouvement populaire à propos duquel l’Occident n’a pas manifesté d’enthousiasme immédiat. L’Angleterre de Tony Blair par exemple avait des liens étroits avec le régime de Kadhafi et ses interventions ont plutôt prolongé la vie de la dictature. Aujourd’hui, la situation en Libye est celle d’une fragmentation. Assurer les besoins de base, la sécurité par exemple, est devenu problématique. Notre accès à l’information est difficile. Mais oui, il y a de l’espoir. Et cet espoir s’ancre pour moi dans les aspirations de la jeunesse libyenne. Plusieurs études montrent que les jeunes rêvent d’un futur ouvert et apaisé, et d’un régime modéré et loin des extrémismes. En attendant, la situation actuelle est préoccupante et source de tristesse constante. 

Évidemment, c’est la figure du père qui domine dans ce livre. Était-il difficile pour vous d’avoir comme père un homme à la fois exemplaire et absent ? 

Je ne sais pas si j’utiliserais le terme exemplaire. Il est certain qu’il a été l’homme d’un extraordinaire courage et qu’il a accompli des actes d’une bravoure admirable. J’ai envers lui une dette immense parce qu’il m’a transmis la relation si forte qu’il entretenait à la littérature. Dans un monde souvent frivole, avoir un père qui prend tant au sérieux la littérature est un cadeau. Nous n’en parlions que rarement, mais c’est en l’observant qu’on pouvait sentir sa passion, et c’était une passion calme. Mais je n’aime ni le mot exemplaire ni celui de héros qui ont une dimension abstraite et le figent dans une posture théorique. Mes sentiments à son égard étaient complexes et j’ai tenté d’en parler avec le plus d’honnêteté possible. Il m’a beaucoup donné, il faisait confiance à ma capacité à faire les bons choix et à devenir moi-même. Mais contrairement à Télémaque, je continue, vingt-cinq ans après, à regretter d’être le fils d’un homme silencieux dont la mort demeure inconnue.

Vous dites que l’état d’incertitude et de besoin dans lequel il vous a laissé, par la force des choses, a été source d’apprentissages majeurs pour vous. 

Oui, c’est vrai. Je trouve que nous nous sommes illusionnés en accordant tant d’importance à notre confort. Lorsque nous sommes confrontés à l’incertitude, l’ennui, la nostalgie, nous cherchons à nous en sortir le plus rapidement possible, à nous en guérir. Mais ces états peuvent être riches d’apprentissages et les traverser, ne pas savoir où se trouve le soulagement de nos maux, cela peut être intéressant. Je ne fais pas de plaidoyer pour ces états qui peuvent vous briser. Mais je dis que lorsque les parents s’évertuent à protéger leurs enfants de toutes les situations inconfortables, lorsqu’ils s’efforcent de répondre à toutes leurs attentes, c’est aussi une autre forme de tyrannie.

À propos d’exil, vous citez Jean Rhys qui affirme être à jamais étrangère partout. Et vous écrivez que la culpabilité est la compagne éternelle de l’exil.

Oui, ces citations nous accompagnent, mais elles ne sont pas statiques. Elles expriment une vérité certaine à un moment de nos vies, mais nous changeons, et elles n’ont peut-être plus la même acuité. Quant à la culpabilité, je dirai que lorsque du fait de notre histoire personnelle, nous nous tenons sur une ligne de faille culturelle ou identitaire, cela s’accompagne nécessairement d’un certain degré d’anxiété et de malaise qui peut prendre la forme de la culpabilité. Lorsque j’ai commencé l’écriture de ce livre, j’étais confronté à un dilemme : rentrer au pays ou ne pas rentrer. Mais ce dilemme est insoluble, il est éternel, parce que les deux termes de l’alternative sont parfaitement raisonnables. 

Le fil rouge de votre livre, c’est la quête du père, quête vertigineuse, douloureuse, parce que sans fin. 

Cette quête du père s’est transformée au fil du temps. Paradoxalement, il me semble que mon père m’est devenu plus proche, qu’il m’est plus accessible que ce que j’aurais pu penser. J’ai réalisé que partir à sa recherche, au sens littéral du terme, était aussi l’expression d’une quête d’autre chose, une quête de tant d’autres choses. Aujourd’hui, je ne suis plus hanté par cette quête. Elle n’a pas été résolue, je n’ai pas trouvé l’apaisement, mais cette absence de résolution ne m’occupe plus de la même manière que par le passé. Mon désir est de trouver une relation personnelle et authentique à toutes ces choses, l’absence, la mémoire, la quête, la douleur, et de pouvoir les porter sans être paralysé par elles. Si l’on revient sur ce que je disais tout à l’heure à propos de la recherche du bien-être à tout prix qui caractérise notre époque, je dirais que je ne cherche pas à résoudre cette énigme pour me sentir bien. Ma situation particulière et l’absence de réponse avec laquelle je dois vivre, ne sont plus source d’horreur. Si elles restent douloureuses, elles sont aussi source d’intérêt. Les paroles de Télémaque qui furent mes fidèles compagnes durant de nombreuses années (« Je souhaiterais être le fils de quelque homme heureux qui dût vieillir sur ses domaines – au lieu de cela, sa mort demeure à jamais inconnue… ») ont changé de sens. Désormais, elles expriment aussi le désir du fils de laisser enfin son père derrière lui pour s’aventurer dans le monde. 




 
 
D.R.
« Le caractère brutal de la colonisation italienne nous a rendus incapables de nous confronter à notre histoire. » « Dans un monde souvent frivole, avoir un père qui prend tant au sérieux la littérature est un cadeau. »
 
BIBLIOGRAPHIE
La Terre qui les sépare de Hisham Matar, traduit de l'anglais (Libye) par Agnès Desarthe, Gallimard, 2017, 328 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166