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James Ellroy : « Je n’écris pas de romans noirs. »
Rencontrer James Ellroy est une expérience à part. Ce géant de la littérature policière est une sorte de père fondateur, une statue du commandeur, une icône. Géant, il l’est par son impressionnante production, les chiffres de ventes de ses ouvrages partout dans le monde, la quantité de traductions et bien entendu, par l’étendue de son talent. Mais géant, il l’est aussi par sa stature (plus d’1,90 m), son caractère volontiers provocateur et parfois subversif, bien loin du politiquement correct, sa façon de bousculer ses intervieweurs ou ses lecteurs en public, n’hésitant pas à être là où on ne l’attend pas, à choquer parfois, à faire rire le plus souvent.

Par Georgia Makhlouf
2016 - 10
Pour comprendre un peu mieux l’écrivain, un détour par l’homme s’impose, tant sa biographie elle-même a quelque chose d’exceptionnel par l’ampleur du traumatisme vécu, la souffrance traversée et la rédemption par l’écriture. Écriture qu’il pratique en ermite, comme un sacerdoce, et qui est la seule chose qui le tienne en vie.

James Ellroy est né à Los Angeles en 1948 d'un père comptable et d'une mère infirmière. Ses parents divorcent six ans plus tard et sa mère obtient la garde de l’enfant. Son viol et son assassinat le 22 juin 1958 bouleversent la vie de James en profondeur. Il est confié à un père bienveillant mais, livré à lui-même, il sombre peu à peu dans la délinquance. La mort de son père marquera le début d'une lente descente aux enfers. Ellroy se fait réformer de l'armée, plonge dans la consommation d'alcool et de drogue, vit plus de dix ans sans domicile fixe en faisant de petits boulots, se met même à voler, connaît des épisodes dépressifs. En 1975, une double pneumonie le fait renoncer aux abus d'alcool et l’incite à retrouver progressivement une vie plus normale. Il commence à écrire, publie plusieurs ouvrages dont Un Tueur sur la route, récit à la première personne du parcours d'un serial killer qui devient une référence majeure des écoles de formation de policiers tant il décrit avec précision la psychologie des tueurs en série. Mais le livre qui le rendra célèbre est Le Dahlia noir, inspiré par une histoire vraie et devenue légendaire du Los Angeles des années quarante, à savoir le meurtre sanglant et sadique d’une jeune starlette et qui n’a jamais été élucidé. James Ellroy utilise ce fait divers pour exorciser le souvenir du meurtre de sa propre mère, qui a eu lieu environ 11 ans après celui du Dahlia, et qui n’avait lui non plus jamais été résolu. Toujours obsédé par l'histoire de sa mère, il tentera de résoudre l’énigme près de 40 ans après avec l'aide d'un policier à la retraite. Il en écrira le récit dans un livre autobiographique poignant : Ma Part d'ombre, tentative désespérée de se réconcilier avec sa mère et avec ses propres démons. Après avoir fui son Los Angeles natal et vécu à New York et Kansas City, il revient à Los Angeles en 2006 et la ville est au cœur de son univers littéraire. Mais c’est un Los Angeles monstrueux, perverti, tentaculaire où règnent la violence sadique, la corruption, la déviance, la collusion entre le pouvoir politique et le pouvoir policier.

« Je suis l’auteur de 16 ouvrages, tous des chefs-d’œuvre, et qui précèdent les chefs-d’œuvre à venir », disait-il récemment, à l’occasion de la présentation de son dernier-né, Perfidia, qu’il annonce comme le premier volume de son second quatuor de Los Angeles. « Je suis le plus grand auteur de romans noirs vivant. Je suis au polar ce que Tolstoï est à la littérature russe, ou Beethoven à la musique », déclarait-il dans un entretien au New York Times. On le voit, le personnage est un géant… Toute son œuvre est publiée aux éditions Rivages, et on citera en particulier, outre Le Dahlia noir, L.A. Confidential, White Jazz, American Tabloid, Underworld USA, ses plus grands succès.

Vos romans noirs sont-ils d’une certaine façon un moyen pour vous de revisiter l’histoire américaine ?

Je n’écris pas de romans noirs, j’écris des romans historiques. Et je ne pense pas que je revisite l’histoire américaine. Je dirai plutôt que je la révise, que je la modifie. L’histoire de Los Angeles qui est le lieu où je suis né, et plus globalement de mon pays, est très riche, en particulier dans les années qui m’intéressent, essentiellement celles qui courent de 1941 à 1972. C’est cela mon sujet. Néanmoins, au cours du processus d’écriture, j’introduis beaucoup d’éléments fictionnels. Durant la Deuxième Guerre mondiale à Los Angeles, il s’est commis beaucoup de crimes en lien avec la guerre, et les Américains d’origine japonaise ont subi beaucoup d’injustices. Cette période a donc un caractère vraiment unique dont j’ai pleinement conscience, mais je n’en perds pas pour autant le désir ni la liberté d’y introduire de la fiction.

À propos de l’assassinat de Kennedy, des commentateurs ont affirmé que cet événement signait la fin de l’innocence américaine ; à quoi vous avez répondu que l’Amérique n’avait jamais été innocente. Est-ce cela au fond le sujet d’American Tabloid ?

Aucune grande République n’est jamais innocente, et la France ne l’est pas plus que les USA. Ce que j’ai voulu faire avec American Tabloid, c’était raconter autrement l’ère Kennedy et développer un autre point de vue sur John Kennedy ; montrer sa complicité, dans sa propre mort, la façon dont il partage avec ses assassins la responsabilité de son assassinat, et exposer aussi de quelle façon il a trahi les exilés cubains. Cette thèse n’est pas nouvelle ; Don de Lillo a écrit un roman où il la développe, mais mon désir était d’écrire un livre ample où j’adopterais le point de vue des assassins.

Vous êtes en effet très dur avec Kennedy.

Je vous ai dit que mon projet était d’adopter le point de vue des assassins, et ces gens-là étaient comme des amoureux trompés ; ils se sentaient trahis. L’assassin a aimé Kennedy dans un premier temps – sans aucune connotation homosexuelle – parce que Kennedy était férocement anti-communiste. Mais cela ne l’a pas empêché de trahir ceux qui se battaient pour une Cuba libre. C’est leur rancœur dont je rends compte dans le livre, pas la mienne.


Vous évoquez souvent des questions morales alors que l’univers qui se dégage de vos livres est particulièrement violent. Où se niche donc la morale ?

Les policiers de Los Angeles comptent parmi les meilleures personnes que je connaisse ; ils sont compétents et ils ont une moralité extrêmement solide. Mais plus globalement, la dimension morale dans une œuvre de fiction peut passer par le fait qu’y sont exposées les conséquences tragiques des comportements déviants. Mes personnages paient toujours pour leurs erreurs. Le salut et la rédemption sont très présents dans les histoires que je raconte.

Parlons de Perfidia, votre dernier livre. Le projet est extrêmement ambitieux, qui consiste à reprendre les personnages du quatuor de Los Angeles et à les imaginer six années plus tôt dans ce qui va devenir un second quatuor. Quelle est la genèse d’un tel projet ?

J’ai eu une vision, un flash. C’était un samedi soir, je regardais par la fenêtre, et j’ai vu un véhicule de l’armée américaine qui descendait une route couverte de neige, transportant des soldats américains d’origine japonaise ; la deuxième image, c’était un camp d’internement des Américains d’origine japonaise après Pearl Harbour. Ma décision d’écrire ce deuxième quatuor, je l’ai prise à ce moment-là. 

Vous parlez de vision. Je vous ai également écouté raconter comment certains de vos sujets viennent à vous, comme si Dieu vous inspirait. Il y a donc une dimension spirituelle dans votre relation à l’écriture ?

Tout à fait. J’ai un don, c’est Dieu qui me l’a donné. Je suis croyant, et au plus profond de ma dérive et de ma dépression pendant les années qui ont suivi l’assassinat de ma mère, puis la mort de mon père, Dieu ne m’a jamais abandonné. Donc pour revenir à Perfidia, le projet est venu à moi très vite, je savais qui seraient les quatre personnages, je savais que la narration ferait alterner leurs quatre points de vue, je savais même que le livre ferait près de 700 pages et qu’il commencerait juste avant l’attaque de Pearl Harbour. Tout cela, je l’ai vu dès le début.

À partir de là, comment avez-vous procédé ?
 
Comme je le fais habituellement. J’engage quelqu’un qui fera des recherches dans les archives ; l’exactitude historique est essentielle pour moi, c’est elle qui me permet d’introduire des éléments de fiction par la suite. Je lis énormément les notes qui auront été préparées, des journaux de l’époque, des chronologies. Je fais un plan très détaillé. Mon plan pour Perfidia faisait 700 pages, c’est quasiment une première version du roman ; c’est comme si j’écrivais le roman deux fois. Tout cela, je le fais à la main, J’écris à la main depuis toujours, je n’utilise pas d’ordinateur.

L’une des voix, c’est Kay Lake, l’héroïne du Dahlia noir et vous la faites parler à travers son journal. Se glisser de façon aussi intime dans la peau d’une femme, est-ce un exercice difficile ou agréable pour vous ?

Kay Lake est ma plus belle création, et ma femme le pense aussi. Elle est mon personnage de fiction préféré. Elle n’existe que dans ma tête. J’étais déterminé dès le départ à la faire parler au « je » et à lui faire écrire un récit à la première personne à travers son journal. Je voulais qu’elle soit inoubliable, qu’elle laisse dans l’esprit des lecteurs des souvenirs indélébiles. Je la connais de façon intime et depuis si longtemps ! 

Parlons un peu de votre style, phrases courtes, rythme staccato, style télégraphique. Est-il vrai que vous l’avez trouvé suite à une contrainte de votre éditeur de raccourcir un de vos livres ? 

Oui, c’est tout à fait ça. Mon éditeur avait exigé que je raccourcisse L.A. Confidential de 100 pages et en y retravaillant, j’ai mis au point ce style que j’ai repris par la suite dans deux autres livres dont White Jazz, très souvent cité comme caractéristique de ce style. Mais je l’ai abandonné dans mes deux derniers ouvrages.

Vous accordez une grande place au dialogue. Est-ce une influence du cinéma pour lequel vous avez souvent travaillé ? 

J’ai le sentiment que la musique classique représente une influence beaucoup plus grande sur mon travail que le cinéma. J’ai passé énormément de temps à écouter Beethoven, Schubert, Schumann, Bruckner, Mahler, souvent dans le noir, allongé sur mon lit. J’ai analysé les symphonies de Beethoven, leur composition, et c’est pour cela que mes livres sont si bien structurés. 

Vous avez vécu un terrible traumatisme au moment de l’assassinat de votre mère et de l’enquête qui n’a jamais permis de trouver son meurtrier. Avec le recul, pensez-vous que ce sont ces événements-là qui ont fait de vous un écrivain de romans noirs ? 

Cela a été certainement un facteur majeur qui a contribué à ma vocation. Cela ne m’a pas donné le talent, mais cela m’a donné mon premier sujet : le Los Angeles des années d’après-guerre, soit les années où ma mère y a vécu. Et j’en ai gardé un intérêt extrême pour les histoires criminelles et les enquêtes de police. 

Pour terminer, j’aimerais savoir si parmi vos livres, il y en a un que vous préférez.

Oui, Perfidia. Parce que c’est le dernier. Comme je m’améliore de livre en livre, je préfère toujours le dernier. Donc c’est Perfidia, en attendant la prochaine parution.




 
 
© Kalpesh Lathigra
« Mon projet était d’adopter le point de vue des assassins, et ces gens-là étaient comme des amoureux trompés ; ils se sentaient trahis. » « J’écris à la main depuis toujours, je n’utilise pas d’ordinateur. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Perfidia de James Ellroy, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Paul Gratias, Rivages, 2015, 835 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166