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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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L'Orient suave de Lamia Ziadé
Dès que le lecteur de 45 tours « chuintait » sur le tourne-disque bien en vue dans la salle de séjour, on entendait l’annonce : les disques Baidafone présentent Mademoiselle Leila Mourad dans « Pourquoi m’avoir laissé t’aimer ? Leyh khallitni ahibbak ? » ; la salle de cinéma Rivoli affichait à Tripoli le film musical La Rose blanche interprété par le jeune Mohammad Abdel Wahab et toutes les femmes de la ville se pressaient au guichet… et lorsque Oum Koulthoum entreprit sa première tournée au Liban et en Syrie, des dizaines de barques de pêche allèrent accueillir son bateau dans le port de Beyrouth avec des drapeaux libanais et égyptiens…

Par Jabbour Douaihy
2015 - 11
C’est qu’à cette époque, entre les deux guerres mondiales, tout venait du Caire, « terre promise » comme l’appelle Lamia Ziadé, dans son volumineux (570 pages dont quelques 450 pages de dessins) nouveau livre graphique comme il faut aussi l’appeler et consacré à ressusciter les années folles au bord du Nil. Ziadé a déjà publié un premier ouvrage mixte, gouache et texte, Bye bye Babylone, sur ses propres souvenirs de la guerre libanaise. Dans Ô nuit ô mes yeux, le texte prend plus d’importance et le projet gagne en cohérence au niveau du sujet et des illustrations ce qui fait regretter parfois l’éclectisme du regard de l’enfant dans le précédent. C’est que l’auteure – dessinatrice qui n’a pas connu cette période (mais a dû croiser Feyrouz dans le magasin beyrouthin de son grand-père) – se documente bien pour la petite histoire des grandes vedettes de la chanson et réunit les souvenirs de ce même grand-père qui, au Caire où il séjournait, observait ce monde fait de paillettes, de voix sublimes, de jalousies, d’amours secrètes comme la passion muette jamais payée de retour d’Ahmed Rami et de Mahmoud Qsabji pour Oum Khoulthoum, de divorces, de réconciliations (les trois mariages de Leila Mourad avec le seul Anouar Wagdi, les quatorze mariages de Tahia Carioca et autant ou un peu moins pour Sabah !), de roi décadent, d’officiers putschistes à leur tête le bikbashi Gamal Abdel Nasser et surtout de femmes, d’une pléiade impressionnante de rebelles, chanteuses, danseuses, journalistes ou tenancières de cabarets. 

Lamia Ziadé fait commencer l’histoire au Liban en 1917 quand « un streamer pénètre dans la brume du port de Beyrouth. Il porte à son bord un passager un peu particulier : un bébé né pendant le voyage, une fille ». Et c’est la saga des Attrache du Jebel druze qui donne le ton glorieux et dramatique avec Asmahane et son frère, le célèbre Farid. C’est de Beyrouth aussi que s’embarqueront en Égypte Badia Massabni, misérable et violée en bas âge, mais qui finira par connaître une réussite spectaculaire, Rose el-Youssef dont le journal paraît toujours au Caire, Assia Dagher, la fille de Tannourine à la blondeur éblouissante, suivies plus tard par Souad Mouhammad, Alexandra Bedrane alias Nour el-Hoda qui n’acceptera de se faire embrasser sur la bouche qu’une seule fois à l’écran et par son idole Mohamed Abdel Wahab ou Sabah qui vivra son vedetteriat jusqu’à la lie et de bien d’autres petites Libanaises de moindre fortune artistique. Au Caire, c’est la rencontre ou la rivalité avec les Égyptiennes, Tahia Carioca, Samia Gamal et « l’astre de l’Orient » Oum Koulthoum, la fille de l’imam de la mosquée du village qui règnera pour toujours sur le monde de la chanson arabe.

La chronique se prolongera là où elle avait commencé, au Liban avec Feyrouz, la seule grande icône dont le destin artistique ne se confond pas avec l’histoire du Caire au XXe siècle. La mort de Assi Rahbani sera d’ailleurs la dernière d’une série de décès qui, avec la mort de Nasser, mettront fin à l’âge d’or : actrices et danseuses qui porteront le voile, cabarets et salles de cinéma rasés, le rideau tombe sur tout le tumulte cairote. 

Ô nuit ô mes yeux c’est aussi surtout l’illustration, ces gouaches chaudes, dessins qui empruntent souvent leurs plans au cinéma et aux affiches des films d’époque, à ces silhouettes mémorables se produisant sur scène, portraits en pied ou gros plans, bouches sensuelles, instruments de musique, poètes en tarbouche ou uniformes militaires que l’auteure aime dessiner. Les couleurs, les ombres et les lumières d’un siècle au Proche-Orient, entre la chute de l’Empire ottoman et la défaite arabe de 1967. Un magnifique album de légendes et de grande nostalgie. 



Lamia Ziadé au Salon
Signature de Ô nuit ô mes yeux le 24 octobre à 18h (Virgin) et le 28 octobre à 17h (Virgin)
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Ô nuit ô mes yeux de Lamia Ziadé, P.O.L., 2015, 576 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166