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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Les petites plumes rebelles de Riyad
Le phénomène est surprenant : des romancières saoudiennes prennent la plume pour se rebeller contre la condition des femmes dans leur pays. Leur langage est cru et reflète audacieusement le malaise de leur génération.

Par Jabbour DOUAIHY
2007 - 01
Elles décrochent des diplômes dans les universités du royaume ou dans les capitales occidentales, s’enveloppent de leur abaya et leur voile avant même de prendre l’avion du retour, sont interdites de prendre le volant, de participer aux élections, se font marier en conseil de famille, développent une conscience aiguisée de l’inégalité et finissent par s’insurger contre la morosité au quotidien... Presque sans « identité » dans une société d’hommes, les voilà qui s’affirment dans l’écriture. À travers les mails échangés dans l’anonymat des prête-noms ou le « chating » tout aussi discret sur Internet ou par SMS, elles n’hésitent pas à se dévoiler. Qui dira un jour l’importance de la Toile et du portable comme moyens de communication entre les deux sexes – du harcèlement, aux avances, à la rupture... – en l’absence d’espace de rencontre dans des sociétés parfaitement cloisonnées ?

C’est précisément sous forme de courrier électronique que la plus en vogue aujourd’hui de ces romancières débutantes, Raja’ al-Sanih, a voulu raconter le destin de quatre jeunes femmes désireuses de réaliser des rêves plutôt modestes dans la capitale de l’Arabie Saoudite : trouver l’homme de leur vie, un mari qui les aime, réussir une carrière et plaire à Dieu et à leurs parents... Dans un style léger, avec un recours délibéré au parler saoudien (ce qui occasionne fatalement des difficultés de compréhension chez les lecteurs issus d’autres pays arabes) et une introduction massive de tournures anglaises transcrites en arabe (ou carrément de l’arabe d’Internet, transcrit en lettres latines rehaussées de quelques chiffres, comme le 3, pour les vocales d’usage), Banat al-Riyad, qui en est à sa cinquième édition en moins de deux ans, est avant tout une histoire de déceptions, un véritable répertoire de situations où les quatre amies se trouvent confrontées à des problèmes inextricables : une femme s’occupe des enfants de son mari alors qu’il se la coule douce dans les bras d’une autre, le prétendant ne cherche pas à rencontrer sa future épouse ni même à la voir avant le mariage, une jeune mariée est répudiée pour être tombée enceinte de son  mari (!), un début d’amitié tourne court du simple fait que le jeune homme est chiite... Autant d’injustices envers les femmes dans ce véritable panorama de la société saoudienne contemporaine qui inspirera à l’une d’elles ce cri de révolte : «Je vais quitter ce pays qui nous traite comme du bétail... À quoi bon la vie si on m’impose ce que je dois ou ne dois pas faire ? » Dans ce roman, les voyeurs resteront sur leur faim. Car ce petit événement « littéraire » dessine les contours d’une culture féminine plutôt « sage » et baignant dans la musique, les devoirs de prière, l’astrologie et les lectures...

On découvre vite, en abordant Les Autres (dans une allusion plutôt facile à la formule de Sartre) de la mystérieuse Siba el-Hirz, que si phénomène il y a, il faut le chercher dans ce roman mieux structuré et infiniment plus courageux. Au lieu d’un portrait de groupe, nous avons droit ici à l’autofiction d’une jeune universitaire épileptique qui se débat contre une relation sado-masochiste avec une camarade de classe. Dans un espace d’écriture hésitant entre la provocation et le témoignage d’expériences plus ou moins vécues, le récit est imbu de sensualité avec des incursions, inédites dans la littérature arabe, vers des zones d’intimité où les relations se nouent et se dénouent au gré de la violence des jalousies féminines, des petites trahisons ou d’une permissivité aux limites de l’invraisemblable. Pour cerner ce microcosme féminin chiite (le groupe de jeunes filles collaborent aux œuvres caritatives d’une hussaynia), l’auteur a recours à une langue sensible pour exprimer le corps dans tous ses états : « Mon corps me trahit. Une trahison éprouvante à laquelle je n’étais pas habituée de la part d’un corps jusqu’alors neutre même dans ses pires moments avec moi. Neutre et léger, muet au beau milieu de mes bavardages...Souffrance qui galope dans ma tête comme un cheval sauvage. » Ou l’intimité partagée avec une amie : « Avec elle, j’ai redécouvert mon corps, elle me séduisait en douce, m’allumait deux chandeliers, me susurrait des scandales qui me donnaient le frisson... »

Plus court et peut-être plus incisif, al-Aouba (La Horde) de Warda Abdul Malak (qui a préféré opter, comme Siba el-Hirz, pour un pseudonyme) se lit d’un trait comme une plainte qui sort des tréfonds d’un corps de femme bafouée. Une écriture qui enfonce les tabous sexuels et religieux d’un même trait. Évoquant sa nuit de noces, elle note : « Il se déshabilla gardant une culotte en coton plutôt jaunâtre qui lui tombait jusqu’aux genoux. Il ne m’offrit ni verre d’eau ni rose. Je n‘ai vu ni chocolat ni fruit. Je n’ai entendu de lui ni un mot ni un murmure. Il ne me caressa pas comme j’aurais pu rêver ou imaginer. Il baraqua sur moi comme un chameau galeux... Et commença à me donner des baisers fous sur mon visage. Il me dévorait la bouche...Il ne me libéra qu’avec la prière de l’aube... ». Mais la narratrice finira par se venger en trouvant refuge auprès d’un autre homme qu’elle invitera à la prendre dans ses bras pour, dit-elle, « me sauver de leur Dieu et de leur paradis, de leurs hommes et de leurs femmes, de leur délire et de leur enfer... »

Enfin, Jahiliyya (Ignorance ou Pré-islam) de Layla al-Jouhni (qui est la seule parmi les quatre à avoir déjà publié un premier roman, al- Fardaous al-yabab, Le paradis dépeuplé), raconte une histoire d’amour sur fond de guerre américaine contre l’Irak de Saddam Hussein, où une jeune Saoudienne espère affronter tous les interdits qui l’éloignent de l’homme qu’elle aime, un noir affranchi, un takrouni, objet d’un rejet raciste. Elle ne vivra que le drame de l’agonie de cet homme attaqué par son frère dans une crise insurmontable d’honneur familial.
 
Phénomène littéraire prometteur ou mode provocatrice, ces romans n’en dévoilent pas moins un monde parallèle ou « souterrain » qui se moque des interdits et de l’hypocrisie ambiante, et rappellent les possibilités de la langue arabe, littéraire ou même dialectale, à convoyer une forme de modernité vécue dans l’affrontement avec une société patriarcale et sclérosée. À suivre tant qu’il y aura des maisons d’édition prêtes à publier, à Beyrouth ou ailleurs, les récits de ces plumes rebelles de Riyad !





Banat al-Riyad (Les filles de Riyad), de Raja’ el-Sanih, As-Saqi, Beyrouth, 2005, 320 p.

Al-Akharoun (Les Autres), de Siba el-Hirz, As-Saqi, Beyrouth, 2006, 288 p.

Al-Aouba (La Horde), de Warda Abdul Malak, As-Saqi, Beyrouth, 2006, 102 p.

Jahiliyya (Pré-islam), de Layla al-Jouhni, Dar al-Adab, Beyrouth, 2006, 182 p.
 
 
« Presque sans « identité » dans une société d’hommes, les voilà qui s’affirment dans l’écriture  »
 
2020-04 / NUMÉRO 166