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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Grandeur et décadence de la culture française
Véritable cri d’alarme ou coup médiatique ? « La mort de la culture française » annoncée par le journaliste Don Morrison dans Time Magazine a fait couler beaucoup d’encre. Trois de nos collaborateurs – un professeur de philosophie (Farès Sassine), un romancier (Charif Majdalani) et un juriste (Youssef Mouawad) – participent au débat. La culture française est-elle vraiment déliquescente ? Que reste-t-il de la France d’hier ?

2008 - 02

L’anémie culturelle

Youssef MOUAWAD  

Clichés et préjugés ont la vie dure et l’on ne prête qu’aux riches. La France, pays de culture ? Il fut un temps où Thomas Mann récusait cette appellation ; il opposait la kultur germanique à la zivilisation de l’Hexagone. Il affirmait que l’artiste scandaleusement irrationnel est un produit allemand, alors que l’intellectuel est un produit démocratique de la civilisation bourgeoise. Les Anglo-Américains n’ont jamais fait de telles distinctions ; ils étaient occupés ailleurs à pratiquer le french bashing, sport très prisé outre-Manche et outre-Atlantique

Reprenons. Il y a quelques années, l’historien anglais Perry Anderson raillait l’intelligence française et sa « tiède pensée ». Aujourd’hui, c’est au tour de Dan Morrison de nous faire part de la mort de la culture française. Ce journaliste américain se demande avec raison où sont les Sartre en cette époque de « déclinisme » où la part de la France s’amenuise sur le global cultural marketplace. Tout en écartant l’idée qu’une culture se réduit à la somme de la production nationale au niveau littéraire, musical etc., force est d’admettre que la création française manque d’éclat. Mais le reproche pour se justifier devrait plutôt porter sur le fait que la France n’est plus le théâtre des grandes causes du siècle. Les hérauts de la Rive gauche sont fatigués, ces intellectuels qui, sans procuration, intervenaient dans les débats publics ont perdu de leur radicalisme. Un simple constat : le French doctor a remplacé l’intellectuel engagé, Malraux et Sartre ont cédé la place à Bernard Kouchner, et c’est comme si saint Vincent de Paul avait ravi la place de Zola ! Tout ça, c’est de l’humanitaire et du politically correct. Les Anglo-Américains sont en droit d’attendre autre chose que les péripéties de l’Arche de Zoé de la part d’une nation orageuse et emportée.

Pierre Nora a très bien saisi Perry Anderson, en l’accusant de cultiver la nostalgie « d’une culture de guerre civile ». L’historien anglais n’a-t-il pas attribué l’étiolement culturel de la France  au refoulement de l’élan révolutionnaire depuis 1968 ? Morrison, journaliste, pour revenir à lui, nous rapporte que la culture française a été le fruit du conflit entre les normes académiques et les artistes rebelles. Plus de conflit de nos jours, plus de rébellion.

Peut-être que Time Magazine a fait un mauvais procès à la création culturelle, et Morrison aurait dû plutôt s’en prendre au consensus mou dans la république des lettres. A-t-il au moins réalisé que dépolitisation rime avec dévitalisation ?

La France, le pays de la littérature, est désormais un monde apaisé ayant renoncé aux ruptures violentes. Le lui reprocherait-on ? Bien sûr que non, mais quel vide par ailleurs !

Le général De Gaulle affirmait que la France ne pouvait être la France sans la grandeur. Non, mon général, la France ne peut être la France sans une grande querelle, sans les convulsions et les débordements. Du moins pour les Anglo-Saxons !


Un haut lieu, envers et contre tout

Charif MAJDALANI  

La question du déclin de la culture française est une vieille rengaine. Elle prouve, s’il en était besoin, la place de cette culture dans le monde. Qu’on ne cesse périodiquement et depuis des décennies de s’interroger sur sa situation et sa fin ne fait que révéler tous les vieux complexes des autres à son égard. Que la France donne l’impression de produire actuellement moins de grands écrivains, de grands chanteurs, de grands penseurs, cela dépend du point de vue que l’on adopte sur les choses et sur la notion de grandeur. Ce qui ne justifie en rien, de tout façon, que l’on puisse parler d’un quelconque déclin. La culture est une somme de réalisations qui irradient en tout temps et en tout lieu, qui continuent à être indispensables aux hommes à travers les siècles. La culture française, ce n’est pas la somme des productions françaises d’aujourd’hui, c’est le résultat de ce que, durant des siècles, la France a donné au monde et qui s’est lentement thésaurisé, bonifié pour devenir quelque chose de monumental et d’incontournable.

Mais le plus important, c’est que cette puissance culturelle considérable, acquise à travers le temps, fait de la France aujourd’hui, et de Paris en particulier, un des hauts lieux de la consécration mondiale dans tous les domaines. Pour se cantonner à la littérature, il n’est pas un écrivain issu, par exemple, des littératures anglo-saxonnes, qui ne souhaite aujourd’hui être traduit en français, non pas tant pour accroître son lectorat, et c’est bien possible aussi, que pour atteindre à une forme de légitimité que Paris continue à dispenser mieux que nulle autre ville du monde. Cela est encore plus flagrant dans le cas des écrivains issus des littératures dites petites ou émergentes, à qui Paris offre, lorsqu’elle daigne les voir, le piédestal de la reconnaissance internationale. Ce qui est la preuve (déclin ponctuel de la création française ou pas) d’une position encore dominante, voire première, de la France sur la scène culturelle mondiale.

Un essoufflement perceptible

Farès Sassine  

Même en laissant de côté les sciences dites exactes, aucun des plus grands du XXe siècle dans le domaine de la philosophie et de la réflexion générale sur l’homme et la société n’est français. Deux d’entre eux appartiennent au siècle précédent, Marx et Nietzsche ; les trois autres ont pour noms Freud, Heidegger et Wittgenstein. L’Allemagne même peine à les réunir, tellement cette entité, en la période, est géographiquement plurielle, politiquement éclatée, incluant ou excluant l’Autriche, accompagnée pour certains de judaïté assumée ou refusée à l’heure du nazisme et de l’émigration obligée…

Si donc la France a joué, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale et pour de nombreuses décennies, le rôle d’un pôle intellectuel de premier plan dans le monde, c’est pour s’être ouverte, avec des délais et des rythmes différents, à ces penseurs capitaux, les confrontant, les réinterprétant, les radicalisant, les enrichissant… parfois au prix de malentendus géniaux. Cette fonction d’accueil, loin d’être ou de paraître passive ou négative, avait ses enjeux propres. Elle était, de plus, intégrée dans la tradition d’une France, mère des lettres et des arts et défenseur des droits de l’homme, et fut servie par des générations de penseurs essentiels.

Sartre et ses amis, dont certains ne le restèrent pas longtemps (« Nous étions des égaux… et non pas des semblables », écrit-il à la mort de Merleau-Ponty), redéfinirent, au-delà d’une pensée qui cherchait à prendre en charge le vécu, le rôle de l’intellectuel. Ils donnèrent à celui-ci, par leur engagement soucieux d’authenticité à l’heure de la guerre froide et de la décolonisation, une dimension universelle jusque-là inconnue. L’angle ouvert de leurs préoccupations (philosophie, roman, théâtre, écrits politiques, critique littéraire et artistique…) ajouta à leur prestige. Les polémiques, auxquelles prenaient part Camus, Aron, de Beauvoir, Bataille, Socialisme ou Barbarie… retentirent dans toutes les capitales de l’intelligence.

Contre cette génération existentialiste, une autre s’éleva dans les années 1960. Le combat s’engagea principalement sur les notions d’homme et d’histoire dont les nouveaux venus proclamaient la mort. C’est qu’un joueur inopiné était entre-temps intervenu : la linguistique structurale. Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Foucault, Barthes, Derrida produisirent chacun dans son champ des œuvres aperçues un moment comme convergentes, mais dont les différences ne tardèrent pas à s’imposer. L’entrecroisement des recherches et la radicalité du propos ne furent pas étrangers à l’influence rampante de la French Theory en Amérique et ailleurs.

Au-delà de mai 1968 qui donna au monde un modèle de révolution non convenu en phase avec le situationnisme de Debord, la France perpétua son rayonnement avec des aînés et des cadets investissant des domaines de pensée aussi anciens que le savoir, le désir ou le pouvoir, aussi nouveaux que la post-modernité, la société de consommation ou de spectacle… Deleuze, Lyotard, Baudrillard, Bourdieu, mais aussi Ricœur, Castoriadis, Lefort, Morin… Une nouvelle fonction de l’intellectuel plus soucieux de combats ponctuels (les prisonniers, les aliénés…) que de la fin de l’histoire voit le jour… Une énième génération de l’école des Annales continua à redessiner et à enrichir le champ de l’histoire, faisant des émules dans le monde entier.

C’est à partir de la fin des années 1970 et de la querelle des « nouveaux philosophes », accusés de n’être ni nouveaux ni philosophes, que l’essoufflement de la pensée française devient perceptible. La scène intellectuelle est assaillie par des « vedettes » qui veulent hériter du statut de leurs aînés sans en avoir l’envergure, et qui sont plus soucieuses de spectacle que de pensée novatrice. Le combat contre le totalitarisme ne peut absoudre ni les facilités, ni les amalgames, ni les compromissions, même si le devenir du monde en ce tournant de siècle rend compte de bien des démissions.

 

 

 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166