FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
General

À l’heure où l’on célèbre le troisième anniversaire de la mort de Samir Kassir, nous publions, en guise d’hommage à ce grand journaliste et essayiste, le texte d’une allocution prononcée au Lycée français à propos des relations privilégiées entre la langue de Molière et le pays du Cèdre. Son analyse approfondie d'historien suit l'évolution de ces relations à la lumière des événements politiques et des mutations sociologiques du siècle passé.

Par Samir Kassir
2008 - 06

La francophonie à Beyrouth et dans ce qui deviendra le Liban n’était pas donnée d’avance. Elle a correspondu à une mutation de l’économie-monde qui a elle-même nourri la transformation de Beyrouth en une métropole régionale au XIXe siècle et en un foyer culturel, l’un des pôles de la Renaissance arabe, mais aussi l’un des lieux du français dans le monde. C’est dire si le français au Liban date d’avant la France, et même d’avant le Liban.

«?C’est notre génération qui, ... la première de celles qui sont lancées dans les affaires, se trouve savoir le français...?», lit-on dans une lettre de 1849 adressée par la Société catholique de Beyrouth à la Société asiatique de Paris. Les missions, dira-t-on?! Et c’est bien ce que dit la missive en question, en évoquant le collège des Lazaristes à Aintoura et l’œuvre encore balbutiante des jésuites. (...) En l’espace de trois quarts de siècle, pratiquement toutes les congrégations françaises agissantes sur le front de l’éducation en Syrie ont eu leur établissement beyrouthin?: lazaristes, jésuites, frères de la Salle, frères maristes, Sainte-Famille, sœurs de Nazareth, sœurs de Besançon, sœurs de l’Apparition... Et quand, peu de temps après sa fondation en 1902, la Mission laïque française, projection outre-mer de l’école de la IIIe République, s’installe en Syrie, le lycée de Beyrouth en est le vaisseau-amiral…

La francisation du quotidien


Sous le mandat français, la modernisation de la vie quotidienne, bien engagée depuis le dernier quart du XIXe siècle, se déploie dans un univers imprégné de France. En ce sens, l’occidentalisation a été d’abord une francisation. À commencer par la langue qui bénéficie de la conjonction de l’administration mandataire et du système scolaire. Dans l’administration, l’arabe est évidemment pratiqué comme la langue officielle, mais la connaissance du français – qui a également le statut de langue officielle – facilite grandement les formalités. Devant les tribunaux, dits mixtes et composés de magistrats français et autochtones, on plaide dans la langue de Montesquieu. La structuration même de l’administration et du corps judiciaire est copiée sur le modèle français, et les normes françaises prévalent progressivement partout, avec par exemple l’institution du système métrique en 1935 ou de la taxe mécanique sur les véhicules à moteur.

De cette francisation, l’école est le principal moteur. On y suit le cursus en vigueur dans la métropole, «?nos ancêtres les Gaulois?» compris, quoique sans l’anticléricalisme de la IIIe République. Et quand le baccalauréat libanais est instauré en 1931, il est calqué sur le baccalauréat français (à l’époque en deux parties). Dans les écoles des congrégations catholiques, le primat du français peut aller jusqu’à la contrainte?: en dehors des cours de langue ou de littérature arabes, parents pauvres du programme, il est interdit aux élèves de parler dans la langue du pays, y compris durant les récréations, sous peine de recevoir un «?signal?» (en français dans le texte) qui a valeur de réprimande – curieusement, c’est aussi le cas des établissements tenus par des ordres français dans la Palestine du mandat britannique. Mais les autres écoles doivent tenir compte aussi du primat du français. Même l’International College qui dépend de l’Université américaine a sa «?section française?», c’est-à-dire où la langue d’enseignement est le français?; cette approche utilitariste, dénuée de la charge idéologique qui prévaut dans les écoles religieuses chrétiennes, lui donne la faveur des familles musulmanes nanties, également attirées, pour des raisons similaires, par les établissements de la MLF, le Lycée de garçons et le Lycée de jeunes filles.

La prégnance du français est accentuée, en dehors de l’école et de l’administration, par l’environnement social. Si la signalétique urbaine est bilingue, les enseignes commerciales sont le plus souvent en caractères latins et les raisons sociales qu’elles déployaient, à consonance française. Le divertissement et la culture se déclinent largement en français… Dans l’écrit, il n’y a certes pas la même hégémonie linguistique?; la presse arabe de Beyrouth a déjà une solide tradition derrière elle, mais des journaux locaux d’expression française, comme La Syrie de Georges Samné, L’Orient de Georges Naccache et Gabriel Khabbaz, puis Le Jour de Michel Chiha, contribuent activement au débat public, et le lectorat de la presse parisienne, qui arrive régulièrement, déborde le cercle des Français expatriés – en 1939, on lit par exemple Marie-Claire. La demande en matière de journaux et de livres français fera la fortune des frères Naufal, dont la librairie Antoine – du nom de l’aîné de la famille – devient un des repères de la ville. Les vocations s’en trouvent du coup encouragées, et plusieurs Libanais se font publier en français, comme les poètes Charles Corm, Hector Klat, Élie Tyane ou Fouad Abi-Zeid, voire à Paris même, comme Jacques Tabet ou Evelyne Bustros qui s’essaie au roman avec La Main d’Allah, dont la première édition paraît en 1926 avec une préface des frères Jérome et Jean Tharaud, et surtout Georges Schéhadé, dont les Poésies, éditées par GLM en 1938 susciteront l’enthousiasme de Saint-John Perse et l’amicale envie de Paul Éluard.

La prospérité de cette francophonie ne signifie pas que le français s’est généralisé comme langue vernaculaire pour tous, il s’en faut. Sa possession s’impose même comme un critère de démarcation, à la fois sociale et confessionnelle. Il n’empêche que, si le commun du peuple est loin de maîtriser la langue française, celle-ci bénéficie d’une position dominante, attestée par l’influence qu’elle exerce sur l’arabe. Non seulement l’arabe écrit, suivant une tendance qui s’était manifestée depuis les grandes traductions de la Nahda, incorpore des gallicismes, si fortement assimilés qu’on en oubliera l’origine extrinsèque. Mais, ce qui est plus important encore au quotidien, le parler intègre un nombre croissant de mots français qui, comme les termes italiens avant eux, sont parfois remodelés et d’autres fois maintenus dans leur état initial…

Entre fossilisation et subversion


Cette francisation du parler, on peut l’entendre encore aujourd’hui. C’est dire si elle a résisté à la fin du mandat. De fait, la prééminence du français perdure après l’indépendance, contrairement à ce qu’on observe en Syrie, théâtre d’un jacobinisme linguistique – inspiré lui aussi, d’une certaine manière, du modèle français. Dans un Proche-Orient gagné par la tourmente, le Liban devient une exception. Nulle prédétermination ici, et pas de «?vocation naturelle?» qui tienne. C’est l’environnement du pays qui met en relief la spécificité du Liban et de Beyrouth. Avec la disparition de la Palestine en 1948 et la fermeture graduelle de la Syrie et de l’Égypte aux influences occidentales, Beyrouth en arrive à incarner seule l’Occident le plus proche tout en devenant pour les Occidentaux l’Arabie familière où l’exotisme se donne à voir dans le confort des langues.

Ici se trouvera, et pour longtemps, la seule société de consommation du Proche-Orient. Qui dit consommation dit américanisation, et le fait est que l’influence américaine, déjà bien ancrée grâce à l’AUB, commence à se répandre par le moyen du cinéma et des nouvelles habitudes alimentaires. Mais Paris demeure l’horizon des Libanais nantis, et le français reste roi. La classe politique libanaise, dans sa partie chrétienne, est largement issue des établissements jésuites (du petit collège à la faculté de droit). Cette situation a aussi son revers, à savoir que le français est toujours une marque de distinction sociale et/ou confessionnelle. Plus grave peut-être, c’est un français qui a tendance à se fossiliser. Dans la bouche de bien des lettrés autochtones, le français n’arrive pas à être autre chose que la langue de Péguy et de Barrès.

Ce n’est pas le cas de tous heureusement. À Paris, Georges Schéhadé poursuit son invention poétique parmi l’avant-garde de la culture qui se décline en français. À Beyrouth aussi, la culture française vivante trouve un écho. Les chanteurs à texte viennent régulièrement s’y produire. Le Nouvel Obs y a ses lecteurs. Et dans l’enseignement, le lycée de la MLF et l’École supérieure des lettres mettent en valeur toutes les dimensions de la culture française, à commencer par sa puissance de subversion. Mai 68 y aura un écho presque immédiat. Dès la rentrée d’octobre 1968, un comité d’action lycéen se forme à Beyrouth. L’esprit de Mai va bientôt rencontrer les ardeurs révolutionnaires de l’arabisme, stimulé par la défaite de 1967. La presse francophone s’ouvre alors à ces jeunes militants de gauche en rupture de classe. À l’École supérieure des lettres, les enfants du miracle libanais et de la classe moyenne chrétienne francophone sableront bientôt le champagne pour fêter la victoire finale du maréchal Giap. Mais déjà la guerre frappe aux portes. Quand elle prend fin, quinze plus tard, le pays aura changé de fond en comble.

Le prix de la mondialisation


En 1994, Bernard Pivot intitulait un numéro spécial de Bouillon de culture tourné à Beyrouth «?Le français est-il une victime de la guerre du Liban???». Question provocatrice à condamnation de lui apporter la bonne réponse, à savoir que non. Le contraire serait plutôt vrai. D’une certaine manière, en effet, la guerre a été une chance pour le français. D’une part, parce que la politique de neutralité du Quai d’Orsay, elle-même inscrite dans le contexte plus général de la «?politique arabe de la France?», a définitivement cassé l’image du français comme apanage des seuls chrétiens. D’autre part et surtout, parce que l’expatriation de centaines de milliers de Libanais dans des pays francophones a mélangé les cartes. En France même et au Québec, l’émigration libanaise a été de plus en plus mélangée en termes confessionnels à partir du milieu des années 1980. Mais c’est surtout l’émigration de Libanais du Sud, en majorité chiites, vers les pays d’Afrique de l’Ouest qui va modifier le profil de la francophonie libanaise, et cela d’autant plus que l’instabilité dans cette région du monde suscite par la suite un retour des expatriés. Résultante de ces mouvements migratoires et du phénomène du retour, quand bien même il serait limité, la francophonie libanaise s’est à la fois élargie et diversifiée, ce qui s’est traduit, une fois la guerre terminée, par une forte demande sur l’enseignement du français… Pour autant, ces avancées n’ont pas dissipé les menaces qui pèsent sur l’avenir du français au Liban. C’est que lesdites menaces ne viennent pas de l’intérieur du Liban, mais sont les mêmes qui pèsent sur l’avenir du français dans le monde entier. Autrement dit, c’est l’avancée mondiale de l’anglais qui menace le français au Liban. En ce sens, il ne s’agit que d’une inversion des raisons qui ont naguère érigé le français en langue dominante.

Hier point d’ancrage de l’expansion du commerce européen vers la Méditerranée, les Beyrouthins se devaient de parler beaucoup français et un peu anglais. Aujourd’hui, en quête de leur part de la mondialisation, peuvent-ils ne pas faire révérence à une langue anglaise qui, elle aussi, fait partie de leur histoire récente?? Mais la primauté de l’anglais est une chose, la disparition du français tout autre chose. Fort heureusement, pour la diversité culturelle et aussi pour les valeurs que le français a convoyées, une telle disparition ne paraît pas envisageable à moyen terme. Avec la culture qu’il a irriguée, le français a encore les moyens de résister à l’effacement. Et pour peu que l’on considère le réseau d’écoles qui dispensent un enseignement en français, en tête desquels il faut placer celles de la MLF, on peut raisonnablement gager que la francophonie a devant elle encore au moins deux générations à former.

 
 
© Roger Moukarzel
 
2020-04 / NUMÉRO 166