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Au cœur de la disparition symbolique et physique, Mahmoud Darwich n’a cessé d’inscrire le secret de la vie en choisissant la poésie pour testament perpétuel.

Par Ritta BADDOURA
2008 - 09

«En apprenant à l’enfant à marcher, on lui apprend en réalité à avancer vers sa mort tout en le poussant à oublier que c’est vers elle qu’il chemine », disait Mahmoud Darwich lors de l’entrevue qu’il accorda à L’Orient Littéraire le 6 octobre 2007 à Paris. Le poète semblait ne jamais avoir perdu ce savoir enfantin : il avançait, lucide, à la rencontre de sa mort, fort de son désir pour la vie. Son souci de maintenir ardente sa conscience de l’ultime destination n’assombrit point son voyage mais en multiplia et approfondit les dimensions. Lorsque la mort survint, le 9 août 2008, elle fut peut-être surprise de voir que le poète se tenait déjà là, souriant, craintif et le cœur ouvert. Mahmoud Darwich avait la conscience debout et le corps étendu, son souffle roulait très doucement comme un dé et il ne savait pas lui-même, du moins pas plus que la vie et que la mort qui attendaient également suspendues au mouvement de ses lèvres, si l’arrêt du dé signerait une suite pour sa marche ou une arrivée. Quel langage, Mahmoud et la mort, utilisèrent-ils pour se saluer ? Il avait 67 ans lorsqu’il rendit à la vie, sur un lit d’hôpital au Texas, ce qu’elle lui avait donné de plus précieux : le souffle de la parole, afin que nous continuions à la lire et la dire et en jouir tant que dure la marche.

Poète à plein temps

« Qui suis-je pour vous dire/ ce que je vous dis ?/ Je n’ai jamais été une pierre que les eaux sculptèrent/ et qui devint visage/ ni un roseau que les vents percèrent/ et qui devint pipeau… » Ainsi débute le dernier poème intitulé Le lanceur de dés écrit par Darwich en juillet 2008, un mois avant sa mort. L’énigme de l’identité et du vécu intime s’y trouve questionnée par le poète à l’approche de la fin. Cette énigme se trouve doublée par une autre, celle jalonnant l’image publique de Mahmoud Darwich et qui se situe aujourd’hui au centre des témoignages qui envahissent les journaux, sites Web, radios et chaînes télévisées du monde. Hommages, critiques, attaques et confidences font un blême cortège à celui dont le secret, traduit en plus d’une vingtaine de langues, demeure préservé. Darwich possédait une aura nourrie à divers cours d’eau et de lueurs. De ces affluents, nous ne saurons citer que les moins impénétrables ; une tentative de commémorer le rayonnement particulier de sa présence/absence.

Mahmoud Darwich portait haut l’image du poète ou du moins la représentation de ce que serait le poète. Son apparence externe – des traits du visage aux goûts vestimentaires et jusque dans les inclinaisons de la voix – se distinguait par une sobre élégance et une force du silence qui faisait l’étrange texture de son image de dandy. « Lorsqu’on le rencontrait, on ne pouvait s’empêcher de penser “Voici le poète”. À la différence de la majorité des poètes, Mahmoud correspondait à l’image idéalisée qu’on se fait du poète. À la différence de la majorité des poètes aussi, l’homme qu’il était possédait un éclat égal à son éclat de poète. De plus, il avait ce don, cette capacité de rallier toute parole à la poésie. Il pouvait discuter, improviser et même composer un annuaire téléphonique en poésie », se souvient Abbas Beydoun. La poétique de Darwich a porté à l’origine la cause d’un peuple et d’une terre, cause en laquelle se reconnaîtront plus tard d’autres déracinés de l’identité. Sa voix fraie la possibilité de se sentir et se dire exister, pour nombre de personnes condamnées à l’oubli. Ses vers, qui, selon son ami Élias Khoury, « possèdent l’étincelle rare du rythme et de la mélodie », s’accrochent aisément à la mémoire et forment l’hymne perdu, d’amour et d’appartenance, charrié par la poésie. Sa renommée populaire est d’emblée massive. Ses lectures publiques attirent des milliers de fans, spécificité rare en matière de poésie. Il est non seulement poète mais star adulée que la foule écoute attentivement. « Il n’a pourtant jamais souffert de l’illusion de toute-puissance ou d’égocentrisme. Il n’a pas arrêté d’échanger en toute réceptivité avec l’autre », souligne Abdo Wazen. Pourtant, progressivement, Darwich cherchera à se distancier du statut de « Poète de la cause palestinienne » tout en le transcendant. Refusant d’être le piège d’un symbole, sa poésie muera de patriotique en politique. Il écrira alors les labyrinthes ontologiques de la perte, de l’exil, de la disparition, des conflits de l’histoire, de la construction/déconstruction de la mémoire, de l’amour et de la solitude.

« Il eût été possible que l’inspiration ne soit mon alliée/ l’inspiration est la fortune des solitaires/ “Le poème est un coup de dés”/ il rayonne sur un pan d’obscurité/ et il se pourrait qu’il ne puisse rayonner/ les mots choient alors/ plumes sur le sable/ […] Je n’ai aucun rôle dans le poème/ sinon ma sujétion à son rythme/ […] Ainsi naissent les mots. »

Darwich, dès sa prime jeunesse, accueilli comme un prince aussi bien par la foule que par les rois et politiciens du monde, ne serait pas devenu fou ou otage. Il sut éprouver, par la poésie et pour la poésie, les événements publics et intimes qui jalonnèrent sa vie. Poète à plein temps, il ne connut pas la nécessité de travailler pour gagner sa vie. Les divers emplois et les responsabilités qu’il exerça, toujours provisoirement, étaient des équivalents de halte, des soupçons facultatifs d’activités, orbitant timidement autour du noyau véritable : le poème. « Tout ce qu’il aura vécu aura été alibi pour sa poésie, affirme Élias Khoury. Ce qui lui importait essentiellement c’était l’événement – politique, social, personnel – en tant qu’advenant au poème. » Le poète avait lui-même affirmé, lors de notre rencontre, sa volonté ancienne et durable de ne s’engager en aucune entreprise qui serait marginale au projet poétique ou qui lui ferait ombre. Cet engagement, synonyme de retrait et de distance quant aux projets professionnels, politiques, familiaux, aurait accentué le déracinement du poète partout exilé en terre des hommes, pour consolider son appartenance au lieu poétique.

L’influence de Beyrouth

Serait-ce pour cela que tous ceux qui ont connu Mahmoud Darwich relèvent leur difficulté à cerner le personnage en la complexité de ses visages ? Il aurait eu autant de dimensions que celles éprouvées dans ses poèmes. Les mêmes évoquent aussi sa solitude prononcée, sa capacité de rester des jours chez lui sans sortir, à lire et à écrire. Car le poète a continuellement travaillé son écriture et n’a jamais arrêté de questionner ou construire son être et sa pensée. Son passage à Beyrouth, au début des années 80, semble avoir constitué une étape décisive au regard de ses choix politiques et poétiques. Son expérience du Beyrouth culturel, porté par les bouleversements historiques du moment, paraît avoir irrémédiablement marqué sa prise de conscience quant à l’importance de ne pas confondre succès populaire et travail du langage, rôle de chef politique et de porte-parole et statut de poète. Que ce soit pendant son séjour dans la capitale comme l’affirment certains, ou suite à son départ comme le soutiennent d’autres, Beyrouth serait le cadran où Darwich a lu son désir suprême de devenir réellement et entièrement et profondément poète, aventurier exigeant et surprenant du langage.

«Je suis le lanceur de dés,/ Tantôt je gagne tantôt je perds/ Je suis semblable à vous/ ou un peu moindre…/ Ainsi je ruse : un narcisse qui n’est pas beau/ comme il l’a pensé. Mais ses créateurs/ l’ont piégé à son miroir. Longue fut sa contemplation/ du vent perlé de gouttes d’eau/ S’il eut été plus sage/ il aurait brisé son miroir/ et vu comme il est semblable aux autres/ s’il eut été libre il ne serait devenu légende/ […] Si je ne me tenais dressé sur la montagne/ je ne me serais réjoui de l’ermitage de l’aigle : nulle lumière n’est plus haute !/ cependant une telle gloire couronnée d’or bleu infini/ est ardue à fréquenter : le solitaire demeure là-bas solitaire/ incapable de dévaler la pente de ses pieds/ Ainsi ni l’aigle ne marche/ ni l’humain ne vole/ Que n’es-tu un sommet semblable au gouffre/ Ô haut isolement de la montagne ! »

L’enfant du hasard

À l’heure où il savait la possibilité de sa propre fin proche, Darwich n’a pas suspendu le questionnement et le dialogue. « Le lanceur de dés » serait en quelque sorte, non seulement une forme d’épilogue au testament poétique qu’il a transmis tout au long de son existence, mais une ouverture au partage et à l’échange avec l’autre, à l’encontre de la solitude absolue et de l’incompréhension que trop souvent elle occasionne. Le poète découvre ses plaies, défait le masque de la distance et indique sa déchirure, son ambivalence d’être ce qu’il a été. En un retour de fraternité, il dénoue l’idéalisation et se réclame semblable à son prochain en ses failles, moins unique qu’on ne le pense, moins désireux de se trouver isolé. Il revendique aussi sa filiation de poète et la mémoire de ses ancêtres écrivains perpétuée en lui.

« Ce poème n’est pas d’un seul poète/ il aurait pu ne pas être lyrique/ […] Je n’ai aucun rôle dans ce que j’ai été/ ou ce que je serai…/ Le hasard en a. Le hasard n’a pas de nom/ […] On m’a attribué mon nom par hasard/ j’appartenais à une famille/ par hasard/ et j’ai hérité de ses attributs, ses traits/ et ses maladies :/ en premier, une anomalie dans les veines/ et une pression sanguine élevée/ […] Il aurait été possible que je ne sois pas/ Que je sois fut un hasard/ Moi le survivant de l’accident du bus/ J’étais en retard pour la sortie scolaire/ J’avais oublié l’existence et ses conditions/ lorsque la veille j’avais lu une histoire d’amour/ où j’incarnais le rôle de l’auteur/ et le rôle de l’amoureux-victime/ devenant dans le roman le martyr de l’amour/ et dans l’accident de circulation l’unique survivant/ […] J’ai survécu par hasard : j’étais plus petit qu’un but militaire/ et plus grand qu’une abeille voltigeant parmi les fleurs du grillage/ j’ai eu très peur pour mes frères et mon père/ et j’ai eu peur pour une époque de verre. »

Ainsi, le poète revisite ses limites d’homme, la réalité de son devenir. Il atteste sa dette au hasard et va jusqu’à se proclamer enfant du hasard : son nom, ses origines, ses défaillances de santé, sa survie difficile, sa vocation de poète même, en ont été tributaires. S’il apparaît à répétition comme le survivant dans la vie réelle, il serait mort plus d’une fois en terre affective au domaine de l’imaginaire. Mahmoud Darwich entame donc sa réconciliation avec ce qu’il n’a pas choisi et réfléchit la contingence de l’existence. Ce qu’il porte en lui de mémoire, de culpabilité, de reconnaissance, de peur, de désir, de manque, est le fruit de cette contingence. Il précède le faire de la mort en admettant ce qui le redimensionne à l’échelle humaine sans que celle-ci ne l’écrase. Il se défend d’être le complice de l’écho et demeure le vaillant gardien de la possibilité de la parole et du hasard.

« Si certain lieu agricole ne s’était brisé/ je serais peut-être devenu olivier/ ou enseignant de géographie/ ou spécialiste du royaume des fourmis/ ou gardien de l’écho !/ Qui suis-je pour vous dire/ ce que je vous dis/ à la porte de l’église/ lorsque je ne suis que le coup de dés/ lancé entre un prédateur et une proie/ j’ai gagné plus de lucidité/ non pour me réjouir de ma nuit au clair de lune/ mais pour témoigner du massacre/ […] Il m’est infortune d’avoir tant échappé/ à la mort par amour/ et il m’est fortune d’être encore suffisamment fragile/ pour être mis à l’épreuve/ […] Heureux hasard que je dorme seul/ je reste ainsi à l’écoute de mon corps/ croyant en mon don de découvrir la douleur/ j’appelle ainsi le médecin, dix minutes avant que sonne l’heure de la mort,/ dix minutes suffisent pour que je survive par hasard/ et que je déçoive le néant/ Qui suis-je pour décevoir le néant ? »

Le hasard a fait en sorte que la poésie le sauve en premier, puis ce sera au tour de l’amour. Plus proche de la mort, c’est la solitude dont il extrait la douceur du fond de l’amertume, qui lui permet de survivre en restant à l’écoute de son corps et ne se laissant pas divertir de ce qui le détournerait de son don. Son don serait-il véritablement celui-là ? Son poème serait-il ce qui lui permet de « dé-couvrir » la douleur, de dire et montrer son visage absent pour la désamorcer et la transformer ? Darwich pose sa croyance au hasard. S’il dit au début être le lanceur de dés – le coup de dés étant le poème –, il admet doucement être lui-même le coup de dés aux doigts du hasard, mystère unifiant la vie et la mort. Admettre de ne pas décevoir le néant et répondre à son appel, c’est accepter la mort et accepter d’être un homme, « ni plus ni moins ».

« Je n’ai aucun rôle dans ma vie/ sinon d’avoir dit, lorsque ma vie m’apprit ses hymnes :/ En as-tu d’avantage ?/ Sinon d’avoir ravivé sa lanterne/ puis tenté de la modifier…/ […] J’entraîne mon cœur/ à aimer afin qu’il contienne les roses et les épines…/ Mystique est mon vocabulaire. Charnel est mon désir/ et je ne suis qui je suis à présent que/ si deux se réunissent :/ mon moi et mon moi féminin. »

Au cœur de la contingence de vivre, Mahmoud Darwich s’attache à s’affirmer un unique rôle : celui d’avoir pleinement désiré la vie, par activité et créativité. Il a éprouvé l’existence en tentant d’unifier en lui ses composantes : bien et mal, douleur et plaisir, esprit et corps, masculin et féminin, vie et mort. Dans son dernier poème, il ne laisse pas au coup de dés la décision du contenu de sa parole. Ce n’est pas de mort qu’il nous parle, mais du cadeau inestimable que présente le hasard lorsqu’il accorde le don de vie. Même aux bords de sa mort prochaine, le poète n’est pas tourmenté par cette dernière, mais demeure ravi par le mystère de vivre. Une fois encore, même si ce serait la dernière, face à être ou ne pas être, Mahmoud Darwich a choisi. La mort n’y peut rien.

« À la vie je dis : Ne te hâte pas, attends-moi/ jusqu’à ce que s’assèche l’ivresse en mon verre…/ Les choristes sur la place accordent leurs instruments/ pour le chant de l’adieu. Ne te hâte pas à m’abréger/ pour que le chant ne dure/ […] Je ne dis pas : la vie au loin là-bas est réelle/ et possède d’inimaginables perspectives/ mais je dis : la vie, ici, est possible. »



Les extraits du poème « Le Lanceur de dés » (Lâeb al nard) publiés dans cet article sont traduits de l’arabe par Ritta Baddoura.

 

Hommage

Désormais il s’avance avec des pieds de neige
Dans un pays obsédé par la neige
Son front brûlé par la torsion de grands feuillages

Attention à ses pas, ce sont des pas de pauvre
Sur des chemins bleuis éblouis et bleuis
Par l’acier démesuré des armes
Et seulement il a des yeux pour la lumière

Des yeux éclaboussés par le sang archaïque
Les mauvais dieux du jour ! Il leur tourne le dos
Et porte haut la grappe à des oiseaux mangeurs
Qui seront fusillés

Aux portes de l’adieu
Un vieux poète pleure.

Poème inédit de Salah Stétié

 
 
© Laurent Denimal / Opale
 
2020-04 / NUMÉRO 166