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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Née dans un contexte historique, la littérature algérienne francophone écrite par les autochtones ne cesse d’animer le débat qu’engendre son appellation. Cette Littérature, à laquelle la critique a toujours assigné des limites chronologiques et dont on a prédit la mort au lendemain de l’indépendance, demeure bien vivante. Enquête au pays de Kateb Yacine.

Par Meriem BOUGHACHICHE
2009 - 07
Écrite par des ruraux, nomades, citadins, aristocrates, berbères, chrétiens musulmans, juifs, Français, Arabes, Franco-Algériens, la littérature algérienne de langue française reflète la complexité, la diversité et la richesse de l’histoire du pays. Liée à la colonisation, celle-ci est devenue, avant même qu’elle ne soit achevée, matière intarissable où l’engagement n’ôte rien à l’originalité d’une écriture qui s’affirme, se renouvelle, perpétue la précédente et s’enrichit avec le temps. Le panorama de cette littérature rend compte des parcours historique, idéologique et esthétique, et nombre de critiques s’accordent pour voir dans son développement des phases incontournables?: Aux alentours des années 20 avance timidement une littérature d’assimilation et d’apprentissage de la langue et de la culture de l’Autre, une période au cours de laquelle les Algériens sentent le besoin de parler aux Français de leur vie d’indigène en s’adonnant à des genres comme la nouvelle, l’essai, le poème, le témoignage?: Khadra, danseuse des Ouled Naïl de Slimane ben Brahim, Ahmed ben Mustafa, goumier de Caïd ben Cherif, Zohra, La femme d’un mineur d'Abdelkader Hadj-Hamou, Mériem dans les palmes de Mohammed Ould Cheikh, Étoile secrète de Jean Amrouche, Jacinthe noire de Marguerite Louis Taos.

Peu à peu, le français devient directement le vecteur principal des grands débats qui agitent l’Algérie suscitant, au début des années 50, l’apparition d’une littérature ethnographique haute en couleur qui glisse vers l’autobiographique dont les principaux ouvrages furent?: Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun, La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, La Grande maison de Mohammed Dib, descriptions de la vie traditionnelle, du folklore, des coutumes et des mœurs des Algériens dénonçant le colonialisme. C’est une écriture réaliste ancrée dans le terroir dont les techniques et les effets rappellent ceux des romans classiques occidentaux, vu l’impact de la formation scolaire sur ces auteurs.

La matière historique se renforce et le sentiment nationaliste atteint son paroxysme dans une littérature militante à partir de 1954. Kateb Yacine publie Nedjma qui, étonnant par sa forme originale qui mêle harmonieusement les éléments de l’oralité et une technique romanesque moderne (Nouveau roman, influence de Joyce, Dos Passos et Faulkner), a fait l’événement dans l’histoire de la littérature algérienne. Nedjma, symbole d’Algérie, est l’autobiographie plurielle d’une génération qui a vécu tragiquement les massacres du 8 mai 1945, découvrant par là l’idée de nation algérienne à travers ce que génère Nedjma «?la révolution et l’amour?», très chères à Kateb. Poète de l’amour et de la paix, Malek Haddad exprime sa déchirure et son profond malaise dans des œuvres très poétiques?: La Dernière impression, Je t’offrirai une gazelle, Le Quai aux fleurs ne répond plus. Du côté des femmes, Assia Djebar (élue à l’Académie française) publie La Soif, Les Impatients, Les Enfants du nouveau monde sur les problèmes de famille et l’engagement des femmes dans le combat .

La littérature post-indépendance voit une véritable explosion de conflits opposant arabophones et francophones, une littérature d’acculturation où se mêlent la réalité amère de garder la langue de l’occupant et l’incapacité de s’exprimer en arabe. Autant de ruptures dans l’histoire du pays ont permis, vers la fin des années 60, l’éclosion d’une sensibilité exprimant l’avortement de la révolution, c’est la littérature du désenchantement après une indépendance longuement attendue?: Le fleuve détourné de Rachid Mimouni porte un grand «?potentiel accusateur?» face à l’idéologie naissante en recourant à l’allégorie et au grotesque. D’autre part, la montée de la bourgeoisie corrompue et parasite, les travers et le poids d’une société patriarcale constituent autant de réalités aliénantes chez Rachid Boudjedra à travers les hallucinations et l’état psychiatrique de ses personnages qui délirent et rêvent au sein de l’incertitude et l’utopie. Le Muezzin de Mourad Bourboune dépeint l’hypocrisie du religieux. Djamel Ali Khodja recourt à l’allégorie dans La Mante religieuse qui représente la ville de Constantine dévorant ses mâles. Avec Mémoire de l’absent, Nabile Farès invite son lecteur à descendre dans le labyrinthe de l’énigme des origines. Cette diversité touche également Cours sur la rive sauvage, Qui se souvient de la mer, Dieu en barbarie, Les Terrasses d’Orsol, Habel et Le Sommeil d’Eve de Mohammed Dib, une littérature d’idées foisonnantes, innovante presque toujours où recherche formelle, vocabulaire savant et lexique populaire, monde réel et onirique, apocalypse, images fantastiques se côtoient dans l’aventure symbolique de l’écriture.

Figures et formes nouvelles

La littérature actuelle (1990-2009) suit les traces de la littérature précédente avec des formes nouvelles. Produite par un ensemble d’auteurs journalistes, médecins, universitaires, musiciens, historiens et autres, c’est la naissance de l’écriture de la violence, de l’horreur et de la peur face à l’intégrisme meurtrier qui habite la majorité des œuvres décrivant une réalité inexprimable faite de chaos, d’inhumanités, images récurrentes jusqu’à l’obsession?: Peurs et mensonges de Aïssa Khelladi met en scène un journaliste traqué pour avoir écrit un article. Le rythme sanguinaire marque À quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra (pseudonyme délaissé après avoir quitté sa carrière militaire, il est l’actuel directeur du Centre culturel algérien en France Mohammed Moulshoul). Fin observateur, il témoigne des atrocités commises par les jeunes terroristes et les abus du pouvoir adoptant l’écriture réaliste, voire naturaliste. Ce même auteur a fait du polar un lieu de dire l’indicible. Boudjedra tire de ces événements politiques un pessimisme radical dans Fis de la haine. Le narrateur de La vie à l’endroit est persuadé que l’obsession de la mort et «?la solitude de l’homme face à la barbarie humaine?» ne peuvent être vaincues que dans l’acte d’écrire. Abdelkader Djemaï lutte contre la peur et la mort en adoptant l’écriture de l’humour noir dans Un été de cendres, Sable rouge. Quant à Boualem Sansal, c’est l’écriture émouvante et choquante de la mémoire multiple dans Lettres à mon peuple. Une littérature de l’enfance fait place au sein de cet univers teinté de sang et de violence?: Miloud l’enfant d’Algérie de Abed Charef, Une enfance algérienne, textes – recueillis par Leïla Sebbar – pétris de bons sentiments et de souvenirs d’enfance pour fuir la réalité désespérante retraçant une Algérie particulière d’avant l’indépendance où se côtoient musulmans, juifs et chrétiens dans une écriture à la fois douce et violente, tendre et amère. Salim Bachi, sur les traces de ses prédécesseurs, perpétue le cycle de la ville à travers Cyrtha, ville réelle et fantasmée dont l’orthographe se rapproche de Cirta, l’actuelle Constantine, où se situent les actions du Chien d’Ulysse et La Kahéna. Tour à tour mère, sainte, ogresse, araignée, reine péripatéticienne, Cyrtha l’emblème d’Algérie exerce son pouvoir de fascination et condamne ses amants récalcitrants à l’errance.

Une littérature féminine poursuit son chemin avec l’entrée sur la scène littéraire de nouvelles écrivaines?: Malika Mokaddem (l’Interdite), Latifa Ben Mansour (La prière de la peur), Maissa Bey (Au commencement était la mer), Salima Ghazali (Les Amants de Chahrazed), Malika Allal (Ils ont peur de l’amour mes sœurs) et bien d’autres, qui ont écrit des fictions nourries d’expériences de femmes algériennes entre le désir de liberté et d’amour face au pouvoir tyrannique de la société traditionnelle. Avec Férial Assima (Ghoulem ou le sexe des anges) et Nina Bouraoui (Mes mauvaises pensées, Garçon manqué), l’analyse des images de la femme, des mythes de la féminité et de la virilité par rapport à des constructions socioculturelles rejoint une dimension sexuée (l’androgynie, l’hermaphrodite), se rapprochant, d’une manière ou d’une autre, des Gender Studies.

De l’autre côté du miroir, les écrivains issus de mariages mixtes ou enfants d’immigrés comme Azzouz Begag, Mehdi Charef, Tssadit Imache, produisent une littérature fortement marquée par les tendances idéologiques ambiantes, mais qui se révèle originale. Appelée beur, cette littérature de la «?périphérie?» est souvent mal définie à cause d’une connotation socio-géo-éthnique due à une double appartenance franco-maghrébine.

Malgré toutes les séquelles de l’histoire, la littérature francophone d’Algérie reste porteuse, à travers ses différentes générations, d’un talent littéraire spécifiquement algérien nourri de valeurs et d’humanités françaises.

Meriem BOUGHACHICHE
Université de Constantine
 
 
@ Anne Ferrier
 
2020-04 / NUMÉRO 166