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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Pierre Michon?: la force plastique
C'est pour photographier Pierre Michon dans sa mythique maison des Cards, dans la Creuse, qu'Éric Morin se rend à l'automne 2013 auprès de l'écrivain, chez qui il rencontre l'universitaire Agnès Castiglione. D'une conversation impromptue à trois naît l'entretien ci-dessous, encore inédit à ce jour et publié en exclusivité par L'Orient Littéraire.

Par Éric Morin et Agnès Castiglione
2015 - 01
Pierre Michon est l'un des écrivains français les plus marquants d'aujourd'hui. Ses livres sont déjà tenus pour des classiques, notamment le premier d'entre eux, Vies minuscules, mais aussi La Grande Beune, Corps du roi (Prix Décembre), Abbés, trois récits ardents et cruels qui évoquent les premières générations de bénédictins venus établir leurs monastères dans les îles et les marais de Vendée, et Les Onze, qui a obtenu en 2009 le Grand prix du roman de l’Académie française.

Au terme de roman, Pierre Michon, vous semblez préférer celui de prose et à la question des genres, vous substituez une notion qui vous paraît essentielle, celle de «?force plastique?». D’où vient-elle?? Comment pourriez-vous la définir??

L’expression de force plastique vient de Nietzsche. Il dit en substance que l’œuvre, le fait artistique, quand c’est réussi, n’est ni une question de sens, ni une question de forme, mais de force. Une force, dit-il, qui aurait absorbé tout le passé pour le transmuer en quelque sorte, en sang. Dans la pulsion vers la forme parfaite, la forme neuve, c’est là qu’on voit la force plastique d’un homme. Un écrit n’est pas qu’une forme, bien sûr. Mais dans la pulsion vers la perfection de la forme, c’est là que s’inscrit, que se lit, qu’est visible la force plastique d’un homme, qui est donc une sorte de mixte de don et d’énergie, pourrait-on dire. Ou de savoir et d’énergie. 

Est-ce que cette force plastique équivaut à la recherche de la beauté, à la tension vers la beauté, à la quête esthétique tout simplement??

La quête esthétique vers la beauté suppose qu’on puisse l’atteindre. Alors que la pulsion vers la forme parfaite ne suppose pas qu’on le puisse.

Que signifie alors l’obtention de la beauté comme vérité??

Dante, il me semble, dit en gros?: Je n’écris pas la vérité au moyen de formes belles, j’écris des formes belles qui me donnent la vérité. C’est l’idée que la vérité naît de la beauté, comme dans la formule du philosophe, «?l’irruption de la beauté est le mode d’éclosion de la vérité?». J’ai rêvé de Dante et l’ai vu passer dans mon sommeil d’hier. C’était pour que j’en parle ce matin?!

D’ailleurs, Dante caractérise son entreprise poétique par le verbe trashumanare, qui signifie outrepasser l’humain.

Bien sûr puisque la beauté, la beauté horrifiante, parfaite, est ce qui caractérise l’univers. Depuis le Big Bang jusqu’à la décomposition des corps. Avec la brève individuation de chacun dans un corps?: «?apparaître, scintiller, et mourir?», comme disait Genet?; on scintille un instant, dans la page, dans la robe, dans l’œuvre, dans l’énergie pure. La beauté, c’est l’énergie de l’univers, rejointe. 

Dans Abbés, à propos d’une grande femme marchant sur ses pieds de marbre, vous évoquez «?la verticale sans frein de l’éclair?». Êtes-vous, là, dans cette force que nous ressentons, nous, en tant que lecteurs??

Dans ce que vous citez, la verticale sans frein, la foudre, ce n’est pas la femme, mais le désir qu’on a d’elle, et le désir qu’elle a. Ce n’est pas une statue grecque, pas une beauté morte, c’est le corps du désir. Dans un autre texte, La grande Beune, je ne parle que de cela?: le corps d’une femme y vaut pour le monde, elle est le monde en son entier. À moins que le monde n’y soit qu’une petite culotte de mon héroïne. La foudre est un corps de femme. 

Cette force plastique de la prose, on la trouve donc in situ dans le personnage, dans la représentation de la femme, mais aussi bien dans le paysage??

Oui, il y a des forces visibles immédiates, tellement flagrantes qu’on n’en parle pas. Quand on arrive à New York et qu’on survole le skyline, on est sous le coup d’une force époustouflante. Cette force ne tombe pas du ciel, c’est celle d’hommes, d’architectes. Je l’ai ressentie aussi très fortement ? c’est une de mes plus grandes émotions, plus qu’esthétiques ? devant Les chasses d’Assurbanipal du British Museum. Ce sont des bas-reliefs énormes qui composent un livre, finalement, puisqu’ils présentent toute la chasse du début à la fin, c’est une narration, une bande dessinée. Et le but de cette fresque est de tuer?: «?Le roi tue des lions?». Et l’image absolue, c’est ce qu’on appelle le roi. Le roi – et la femme, bien entendu.

Venons-en à ce phénomène très plastique de la mode. Elle, en revanche, c’est de la pure plastique sur papier glacé?: quelle valeur de force peut-on lui attribuer?? Et cette plastique du corps de la femme, elle a très peu de sens, ou un tout petit sens qui est toujours le même…

Oh?! «?tout petit sens?»?! C’est quand même le sens de l’humanité?! L’univers est fait pour se perpétuer et les mammifères aussi, pour procréer – mais là n’est pas l’important. L’ennui avec l’acte sexuel, dit Lacan, c’est qu’il faut toujours recommencer – eh oui, relancer le désir, les fétiches, les fringues, les photos, la mode, le battement de la jupe. La jupe ne cesse pas de battre, d’une étreinte à l’autre, d’un amour à l’autre. 

Oui, mais ce sens est répétitif. C’est étonnant que ça marche encore. On a ouvert et feuilleté ce magazine tout à l’heure. Les photos de mode déploient toujours le même système?: la fille est belle, elle a de belles jambes, etc.

Mais que vous faut-il de plus?? Vous savez, l’écriture aussi, c’est toujours le même système. Et ici, dans le magazine de mode, comme il présente le signifiant majeur pour l’humanité, la chose sexuelle, on est toujours surpris, toujours emballé ? je n’ouvre jamais ces papiers glacés sans trembler.

Est-ce que la force d’un livre peut aider à se tenir, à l’égard d’un comportement, mais aussi de la femme, comme dans Abbés?? Entrer aussi en étroit rapport avec le corps, au-delà de l’icône??

Bien sûr. Oui, les livres peuvent donner de leur énergie à celui qui les écrit. Comme par exemple ces Abbés qui ont été écrits en trois semaines d’hospitalisation, et qui m’ont guéri. 
 
Comme avec l’image?? Mais on a le sentiment que l’image a moins de pouvoir.

L’image a un pouvoir fou?! Regardez le portrait, peinture ou photographie, dont vous avez toutes les reproductions que vous voulez. C’est devenu une rengaine depuis Walter Benjamin de dire que l’œuvre perd son aura à cause de sa reproduction technique infinie. Je crois que c’est faux. Il m’est arrivé de le penser parce que tout le monde assène cette idée avec la certitude tranquille du lieu-commun. Non, je crois qu’un portrait réussi reste une apparition. Même reproduit. C’est toujours pareil, c’est «?l’irruption de la beauté comme mode d’éclosion de la vérité?». Et il est vrai que le face à face avec les tableaux n’a pas bougé depuis qu’ils sont photographiés. Enfin, les grands tableaux. Quand dans Venise on tombe en arrêt sur le tableau de Saint Georges et le dragon de Carpaccio, on s’effondre en larmes. Et pourtant, on l’a «?vu?» mille fois. Mais le Saint Georges a son sens, c’est-à-dire?: le roi tue des lions, le saint tue des diables. L’œuvre tue le bon sens.

Est-ce que l’arrêt n’est pas le propre de toute image finalement?? Comme peut-être en littérature où l’excellence de la force se concentre dans une phrase??

L’énergie doit être dans chaque phrase, de la même façon. Et, si le livre est bon, elle devrait être dans chaque syllabe, à l’oreille. Mais vous me parliez du paysage. Il y a des sites que je trouve beaux par nature, par exemple l’orée des bois, le saut de l’ombre à la lumière, le coup de hache de l’orée, comme l’hémistiche au milieu de l’alexandrin, ça, pour moi, c’est toujours un coup au cœur. Mais dire que tel paysage en général, localement, est plus beau qu’un autre, je ne sais pas… 

Au-delà de la représentation artistique, si on reste dans le vivant du promeneur, qu’est-ce qui retient votre intérêt, comme l’orée du bois dont vous parliez?? Quels phénomènes naturels??

Ce que je ne me lasse pas de regarder, et de photographier aussi, c’est la lune. C’est une forme qui revient dans mes textes, c’est magique. Très souvent, je note les apparitions du mot lune dans mes lectures. Le mot désigne aussi les fesses de la femme. Et d’ailleurs, en nahua, en langue aztèque, le nom de la lune, metzli signifie, disent pudiquement les américanistes, la cuisse. Évidemment, il ne s’agit pas de la cuisse mais bien des fesses. Je voudrais rester un peu sur la lune – comme si je n’étais pas déjà dans la lune tout le temps?!

C’est bien le propre de Pierrot?!

La lune, c’est le finale du poème Booz endormi. Après l’accouplement d’une jeune fille et d’un vieillard, la jeune fille, Ruth, contemple «?cette faucille d’or dans le champ des étoiles?». La dernière page du Journal de guerre de Bolivie de Che Guevara commence par cette phrase?: «?Nous sommes dix-sept sous une lune très petite et la marche est difficile?». Que d’occurrences de la lune?! Il y a Hécate de Jouve, Hécate et ses chiens de Paul Morand, deux très beaux textes, très érotiques l’un et l’autre. La lune est inusable. Elle n’a rien à montrer – c’est un signe vide, presque une abstraction. Mais qui emplit le ciel.

À propos de phénomènes dans le paysage, vous avez évoqué le vol des avions chasseurs en rase-motte dans la campagne.

Ah?! Les grands Mirage, les Rafale maintenant! Il y a ici des essais de vol en basse altitude. J’adore cette irruption immédiate, fatale, de la brutalité technique dans un paysage rural. Les moissonneuses me font le même effet, toutes ces machines de forestiers qui ont comme des yeux de géant, qu’on voit clignoter dans les bois et qui broient des arbres. Là, vraiment, c’est le Dragon dans la forêt. C’est une belle fille déchaînée en lingerie chic dans une grange. 

Est-il question de mise en scène dans la force plastique?? Y a-t-il de la scénographie??
 
Bien sûr. Pour la littérature, en tout cas, oui, pour la mode, pour tout. Il y a une mise en scène aussi dans ces photos d’actualité qui sont devenues des classiques. Je pense à celle du Che Guevara mort. Quand il a été tué, son corps a été placé sur le lavoir du village de Villafranca et photographié par des militaires ignares qui ont tout de même réussi à faire du Mantegna. Il y a, dans cette photo d’amateur, une force plastique vraie. Ils ont trouvé le moyen, malgré eux ou parce qu’ils avaient cette image en eux, de lui donner l’allure du Christ mort. Il y a aussi une très belle formule de Stendhal. Il parle de l’amour qu’il a éprouvé pour une femme et il dit que cette femme brûle encore en lui comme un grand feu, «?un de ces feux que nous allumions vers Smolensk ou sur la Bérézina pendant la retraite de Russie?». Quelle énergie?: donner un sens d’amour à l’atroce Bérézina?!


C’est aussi le fait de redonner de la vie à la chose, de la remettre en vie par l’énergie de la phrase, comme dans cette figure de rhétorique au nom compliqué que vous pratiquez quasi spontanément, l’hypotypose??

L’hypotypose, qui est la figure par laquelle on fait apparaître la chose décrite comme dans une hallucination, est une démarche profondément fantasmatique et pornographique?: c’est comme s’il fallait que les choses dites, écrites, apparaissent pour de bon, comme apparaît dans le fantasme le corps de la femme, dans le scénario masturbatoire, le fantasme de base.

Vous êtes fétichiste, alors??

Je le suis même jusqu’au bout des ongles. Mais encore faut-il que le fétiche soit porté, habité, batte à même une chair – et qu’on s’en serve?!

Un exemple de force plastique absolument foudroyante??

C’était ici même. Quelqu’un faisait un petit film sur mes livres. C’était l’été, il faisait beau, je fais une lecture, on la filme, volets fermés. Je lis, dans Corps du roi, le moment où il est question de la mort de ma mère. Et, au moment précis où je dis?: «?les infirmières ayant ratifié sa mort, on me laissa?», là, un coup de tonnerre tonitruant, le premier de l’orage, retentit. On se regardait tous, sidérés. C’était de la magie, une évocation magique réussie. Ce moment est dans le film. On en revient toujours aux formules mantra qui font apparaître le dieu. C’est le vieux coup de la prière. C’est le pouvoir de la littérature, des paillettes, de la mode. De la foudre. Abracadabra?!



 
 
© Éric Morin
« On scintille un instant, dans la page, dans la robe, dans l’œuvre, dans l’énergie pure. » « La lune est inusable. Elle n’a rien à montrer – c’est un signe vide, presque une abstraction. Mais qui emplit le ciel. »
 
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