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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Cette réflexion autour de ce qui passe et de ce qui demeure aura sans doute été l’une des plus obsessionnelles préoccupations de Ghassan Tuéni

Par Charif Majdalani
2014 - 02
Ghassan Tuéni, 1926-2012?: quel autre titre, et plus sobre et plus émouvant, pouvait-on donner à un livre d’hommage consacré à un homme dont la vie aura été trop vaste et trop émaillée de grandeurs et de malheurs pour être résumée par quelque formule ou quelque construction verbale. Initié, dirigé et publié par Chadia Tuéni chez Dar An-Nahar, ce livre n’est pourtant pas qu’un simple hommage et s’accompagne d’analyses des réalisations de Ghasssan Tuéni et d’un magnifique apparat iconographique. Aussi, comme tout beau livre, il donne d’abord envie de le feuilleter. On y trouve ainsi une riche série de photos racontant à elles seules la vertigineuse diversité des expériences de cet homme exceptionnel que fut Tuéni, la variété de ses connaissances, de ses combats et de ses réalisations, dans un itinéraire désormais indissociable de l’histoire du Liban et de la région. On le voit auprès de Camille Chamoun, de Fouad Chéhab, ou de Hariri aussi bien qu’avec les présidents et les rois arabes, avec le chah d’Iran, Jimmy Carter ou Fidel Castro, en compagnie de Georges Naccache ou de Georges Schéhadé, au milieu de ses typographes, en campagne électorale, à la tribune des Nations-Unies ou posant pour les photos protocolaires des divers gouvernements auxquels il a participé. Mais l’intérêt des somptueuses illustrations de ce livre, c’est de mettre aussi en valeur la manière avec laquelle l’histoire personnelle et publique de Tuéni aura été émaillée d’un intérêt intense porté à la littérature, à la peinture, à l’édition, et cela à travers une série de très belles reproductions d’œuvres peintes, d’icônes et de sculptures. Quant à ce qui rythme le livre et qui fait écho à tout le reste, et qui fait sans doute la plus grande originalité de l’ouvrage, c’est la manière avec laquelle l’univers intime de Ghassan Tuéni, sa maison, ses jardins et ses lieux de travail sont ainsi présentés au lecteur. La fameuse dualité entre la maison et le monde est ici très bellement illustrée, et montre bien qu’une existence si dense et émaillée de tant d’événements souvent très durs, possède forcément un décor intime, un jardin secret respirant la sérénité, la tranquillité et la paix indispensables à un tel foisonnement d’activités extérieures. 

Une fois longuement feuilleté, on passe ensuite à la lecture de l’ouvrage, qui se divise en deux parties. La première est consacrée à une série de témoignages de la part d’une panoplie d’hommes politiques, d’acteurs de l’Histoire, d’intellectuels et d’artistes. Ils essayent tous de décrire, chacun à sa manière, ce que fut Ghassan Tuéni, intellectuel engagé dans tous les combats de son temps, penseur, diplomate, homme politique et bien entendu journaliste et directeur infatigable d’un journal qui aura longtemps fatigué et harcelé les ennemis de l’intelligence et de la démocratie dans le monde arabe. Tous ne peuvent que s’incliner devant ce qui aura aussi été une vie de terribles épreuves, durant laquelle la souffrance, très tôt, se sera mêlée à une existence incroyablement fertile et agitée, et s’accordent à voir en Tuéni une des figures les plus nobles et les plus singulières de notre histoire récente. Car Ghassan Tuéni fut en effet, assez tôt et jusqu’à la fin de ses jours, non point un personnage de mythologie ou un héros mais une sorte de personnage biblique, un sage parmi les sages, une véritable incarnation de Job, lui qui aura vu mourir avant lui sa femme et tous ses enfants et qui, en enterrant son fils assassiné, debout à l’endroit même où cinquante ans auparavant il avait enterré son père, aura donné au pays tout entier la plus exemplaire des leçons de pardon. 

La deuxième partie du livre est consacrée à d’intéressantes analyses des réalisations de Ghassan Tuéni, à sa conception du journalisme (Issa Goraieb), à son engagement politique (Samir Atallah), diplomatique (Clovis Maksoud) ou à son humanisme (Georges Khodr). Il en ressort une série de remarquables paradoxes qui ont toujours fait la fascinante richesse de l’homme et désarçonné ses adversaires, tels son appartenance initiale à un parti pansyrien qui n’enlevait rien à son libanisme fervent, ou son profond encrage dans la foi orthodoxe en même temps que son appartenance sans faille à une nation qu’il voulait laïque et supra-confessionnelle. Ahmad Beydoun, de son côté, tente une audacieuse et inédite analyse de l’écriture de Tuéni. Après avoir montré chez le journaliste le rêve d’un livre complet et charpenté autour d’une idée ou d’un thème que ses activités lui interdisaient de faire, sinon sous la forme de dialogue dont le plus bel exemple demeure sans doute le passionnant Sirr el mihna wa asrar oukhra, publié en 1995, Beydoun s’arrête longuement sur le style des éditoriaux fameux de Tuéni, pour en décrire la construction rhétorique, la syntaxe, certaines caractéristiques prosodiques et le souci aussi de rehausser sans cesse les enjeux du moment pour les placer à des niveaux plus amples, souci emblématique de la conscience qu’avait Ghassan Tuéni de sa posture en quelque sorte plus élevée, plus visionnaire ou plus audacieuse que souvent les acteurs de l’histoire eux-mêmes. Alors que May Menassa décrit l’inlassable activité de mécène de Tuéni, Farès Sassine revient sur son activité d’éditeur. Dans un texte remarquable, Sassine décrit la naissance en deux temps de Dar An-Nahar, son cheminement, entre attachement à la sauvegarde de l’œuvre de Nadia Tuéni et souci de sauvegarde plus large du patrimoine littéraire libanais en passant par la contribution à la diffusion d’une nouvelle vision de l’histoire chez les historiens libanais. Mais l’intérêt de l’article de Sassine, c’est qu’il interprète l’activité d’éditeur de Tuéni à partir de ce que fut l’homme, de ses tragédies personnelles mais aussi de ses grands rêves. Sassine montre ainsi que si Dar An-Nahar fut le lieu où Tuéni pouvait échapper aux contraintes du journalisme, il lui a permis surtout d’être cet inlassable déclencheur de textes appelant les autres à l’écriture et les aiguillant vers elle. Il montre surtout comment Ghassan Tuéni fut toujours taraudé par ce fantasme du livre total, mallarméen, fantasme qu’explique sa claire conscience de l’évanescence presque immédiate du texte journalistique, une évanescence qu’il tenta de conjurer symboliquement en devenant éditeur, le métier qui plus que tout autre permet de pérenniser l’écrit, de faire traverser le temps aux textes et aux idées. Cette réflexion autour de ce qui passe et de ce qui demeure aura sans doute été l’une des plus obsessionnelles préoccupations de Ghassan Tuéni. Et c’est sans doute dans la foi, à laquelle il est resté toujours farouchement attaché, que cet homme si intensément présent au monde de son vivant aura trouvé le moyen de se rassurer sur sa permanence et celle des siens par-delà le royaume cruel d’ici-bas.




 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Ghassan Tuéni, 1926-2012 de , Dar An-Nahar, 2014
 
2020-04 / NUMÉRO 166