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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Amin Maalouf  et l’Académie au Liban
Prix Goncourt 1993, prix Prince des Asturies en 2010 pour l’ensemble de son œuvre, élu à l’Académie française en 2011, Amin Maalouf fait le voyage au Liban en compagnie d’autres académiciens à l’occasion du Salon du livre.

Par Georgia Makhlouf
2013 - 11
Comment se sont passés ces premiers mois de participation active à la vie de l’Académie française ?

Mon élection a eu lieu en juin 2011, et la réception en juin 2012. Durant cette année, délai habituel entre élection et réception, je n’ai participé qu’aux événements publics, à savoir la séance annuelle et la réception des nouveaux membres. De mon côté, j’étais très absorbé par la préparation de mon discours de réception, du costume et de l’épée. Après l’entrée pleine et effective d’un nouvel académicien, il se passe six mois durant lesquels ce dernier assiste aux réunions mais ne peut prendre la parole de sa propre initiative. Il n’intervient que s’il est interrogé. Compte tenu des vacances d’été, ma période de « mutisme » n’a pas été longue, et depuis janvier 2013, je participe pleinement à la vie de l’Académie ; je dois dire que j’en suis très heureux parce que tout ce qui s’y fait m’intéresse beaucoup. J’y passe tous mes jeudis. 

Comment se déroule un jeudi à l’Académie ?

J’arrive habituellement à 9h30. La commission du dictionnaire à laquelle j’appartiens et qui compte une dizaine de membres se réunit dans une petite salle du premier étage, pendant trois heures au cours desquelles sont étudiés les mots qui doivent figurer dans le dictionnaire. En ce moment sont examinés les mots commençant par « r ». Le secrétaire perpétuel ou le membre le plus ancien lit la définition telle qu’elle a été proposée par les linguistes du service du dictionnaire rattaché à l’Académie. Nous commentons cette définition, des modifications sont parfois proposées et discutées. Après trois heures de travail, nous déjeunons ensemble, parfois rejoints par d’autres académiciens. C’est un très beau moment, convivial et riche de nombreux échanges. Un jeudi sur deux, après déjeuner, se tiennent les réunions des commissions chargées d’attribuer les prix. L’Académie en attribue plus de soixante-dix dans différents domaines, et je fais partie de certaines d’entre elles pour les prix d’histoire, de sociologie, de poésie. Ces réunions se déroulent entre 13h45 et 15h, puis c’est l’heure de la séance plénière, dans la grande salle du deuxième étage à laquelle participent tous les académiciens. On y travaille à nouveau sur le dictionnaire, et des questions qui doivent être débattues par tout le monde sont abordées ; mais ces séances permettent aussi d’examiner d’autres sujets ; un académicien peut souhaiter échanger autour d’un événement qui l’a frappé, évidemment lorsque celui-ci a des incidences qui touchent à la langue. Les questions ayant trait aux programmes scolaires et à l’enseignement sont une source de préoccupation pour beaucoup de membres qui souhaitent intervenir dans le débat public et proposer des recommandations. 

Parlons à présent de ce voyage au Liban. Quelle signification revêt ce voyage à votre sens ?

Depuis que je suis en contact avec l’Académie française, j’ai ressenti intérêt et affection pour le Liban. Beaucoup d’académiciens ont gardé de merveilleux souvenirs de séjours au Liban et s’inquiètent beaucoup lorsque l’actualité libanaise est sombre, préoccupante. Dominique Fernandez par exemple, qui sera du voyage, y a de nombreux amis et a fait un très beau livre accompagné de photographies sur l’une des anciennes demeures de la famille Cochrane dans le quartier Sursock. Le fauteuil que j’occupe était il y a cent trente ans celui d’Ernest Renan qui y écrivit plusieurs ouvrages dont sa Vie de Jésus. La présence de l’Académie française au Liban a donc beaucoup de sens. Ce voyage aurait certainement pu se faire même sans la présence d’un Libanais au sein de l’institution, car l’intérêt de l’Académie française pour le Liban est à la fois ancien et constant. L’existence d’écoles qui enseignent en français, d’universités francophones entretenant des liens étroits avec des universités françaises, d’une presse en langue française, tout cela justifie amplement l’intérêt de l’Académie pour ce pays comme pour sa littérature, dont Georges Schéhadé est un des représentants les plus prestigieux. Je dirais donc que ce voyage représente une marque de soutien et d’affection, et qu’il manifeste un souci de soutenir la littérature libanaise, comme en témoigne par ailleurs l’attribution récente par l’Académie du prix Paul Verlaine de la poésie à Nohad Salameh pour son recueil D’autres annonciations (éditions Le Castor Astral), qui lui sera remis en décembre. 

Les désorientés représente votre première incursion sur le « terrain libanais », si l’on exclut Le rocher de Tanios qui vous touchait moins directement puisqu’il se situait dans le champ d’une histoire plus ancienne. Néanmoins, vous n’avez pas nommé le Liban de façon explicite alors que tout le monde l’a lu comme un livre sur le Liban. Pourquoi cela ?

Dans ce livre, je parle d’une époque où il s’est passé énormément de choses, où de nombreux acteurs ont pesé sur le cours des événements. Nommer le pays m’aurait obligé à respecter de façon très rigoureuse la chronologie, à mentionner toutes les batailles et à nommer les lieux précis où se sont déroulés certains événements ainsi que les partis et les hommes politiques qui étaient impliqués. Me dispenser de nommer m’autorisait à être moins captif de la complexité des forces en présence, de la chronologie stricte, du respect scrupuleux de la vérité historique. L’histoire que j’avais envie de raconter était celle d’un groupe d’amis qui se sont perdus de vue puis retrouvés, dans le contexte d’une situation de conflit. Cette tranche de vie est inspirée d’événements réels et d’un pays réel, mais elle reste imaginaire pour l’essentiel. L’histoire pourrait se dérouler dans un autre pays. Je voulais construire des personnages crédibles, des personnages de chair, bien plus que restituer un cadre historique ou sociologique. 

Néanmoins, il y a bien une dimension autobiographique dans tout cela ?

Même si ce récit est inspiré de mes années d’université, il s’agit bien d’une fiction. 
Les personnages sont imaginaires. La caractéristique de ce roman est qu’il donne le sentiment de parler de personnes réelles alors qu’il s’agit d’invention. Des personnes réelles ont pu prêter l’une ou l’autre de leurs qualités à mes personnages, mais je n’ai connu aucun d’eux, je les ai construits sur la page. 

Mais en écrivant, vous aviez bien une analyse sous-jacente des causes de la guerre. N’y a-t-il pas comme un essai qui se cache derrière le roman ?
Je n’avais pas du tout comme objectif de me livrer à une analyse de la guerre, et ce roman n’est en aucun cas un essai déguisé. Traiter de la guerre du Liban dans un essai aurait nécessité un travail très lourd et de longs développements, quand un personnage peut se contenter de défendre une opinion en une ou deux pages. Ce parti pris m’a permis d’exprimer certaines de mes opinions certes, mais également des opinions vis-à-vis desquelles je suis sceptique et qui sont loin d’être les miennes, en les attribuant à d’autres personnages. Donc au final, je n’ai pas cherché à analyser les causes de la guerre, j’ai proposé des observations, des éclairages ; j’ai procédé par petites touches. Il me semble d’ailleurs qu’en procédant ainsi, je suis plus conforme à la vérité que si j’avais cherché à brosser le tableau complet et approfondi de ce qui s’est passé. C’est en cela je crois que la littérature aide à comprendre. Elle avance librement. Elle ne s’embarrasse pas de sources ou de références, ni de la nécessité de ménager les sensibilités des uns ou des autres. 

Il y a néanmoins cette phrase que vous attribuez au narrateur : « Nous nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietzschéens ou surréalistes, nous sommes redevenus chrétiens, musulmans ou juifs (…). »

Bien sûr que cela fait partie des causes du conflit. Dans toute la région, le rapport à la religion est profondément malsain. Partout on s’en sert, on l’instrumentalise, et le résultat est désastreux partout. Mais il n’y a pas que ça. Il y a les effets calamiteux du pétrole – et le rapport à l’argent qui est, dans cette partie du monde, aussi malsain que le rapport à la religion –, il y a le statut de la femme, il y a une culture qui n’a pas su favoriser l’esprit de citoyenneté, il y a l’idée de nation qui n’a jamais vraiment pris corps…

Parlons un instant de la citation que vous avez mise en exergue, celle de la philosophe Simone Weil : « Tout ce qui est soumis au contact de la force est avili, quel que soit le contact. Frapper ou être frappé, c’est une seule et même souillure. »

Quand des gens ont été impliqués dans une guerre civile, certains en portent plus lourdement la responsabilité parce qu’ils ont pris les armes, quand d’autres ne font que subir la guerre. Mais tout le monde est contaminé, y compris ceux qui partent pour rester à l’écart. L’idée que la victime est forcément innocente est rapide ; être vaincu n’est pas innocent, et on peut porter une part de responsabilité. Quand on baigne dans un conflit violent, on est forcément souillé. Personne n’en sort indemne. 

Dans un passage très énigmatique du livre, le narrateur s’interroge sur la vraie raison de son retour au pays bien-aimé dont il redoute d’écrire le nom. Une étrange réponse s’impose à lui : il n’est revenu que pour cueillir des fleurs. Pouvez-vous commenter ce passage ?

Je ne le souhaite pas vraiment. Son caractère énigmatique, et sans doute un peu poétique, correspond bien aux sentiments que j’avais envie de transmettre...





 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
LES DÉSORIENTÉS de Amin Maalouf, Grasset, 528 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166