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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Antoine Naufal : une vie entière dans les livres
Dès l’avant-propos du livre qu’elle consacre au père de la librairie Antoine, Nada Anid annonce la couleur.  La plupart des grands destins sont ceux de conquérants, nous dit-elle, ceux d’individus hors du commun qui cristallisent les possibilités de changement social et modifient le cours de l’histoire.

Par Georgia Makhlouf
2012 - 05
Mais il existe aussi des « destins passerelles » : ceux qui les incarnent « travaillent inlassablement, avec discrétion et une forme d’abnégation, à abattre les barrières culturelles et à créer des lieux de rencontre et d’échange à l’abri de la fureur des hommes ». Antoine Naufal, dont elle nous conte l’histoire, appartient sans aucun doute à cette seconde catégorie. Et c’est là que se pose le défi principal à l’écriture de telles destinées, peu spectaculaires, faites de l’écume des jours, d’anecdotes attachantes mais qui passent difficilement la rampe du cercle des familiers, de menus événements qui n’ont de relief que pour ceux qui les ont vécus en première ligne : comment les écrire, ces destinées-là ? Comment donner à voir les blessures secrètes qui se cachent dans les replis des jours ordinaires, les milliers de petites batailles remportées contre l’adversité, les bonheurs intimes et les silences de plomb qui recouvrent les secrets ? Comment donner à sentir la façon dont ces hommes-là ont fait corps avec l’histoire de leur pays, qu’elle soit petite ou grande, dans ses heures de gloire et de fracas ?

Le moins qu’on puisse dire est que Nada Anid relève ce défi avec brio. Elle parvient à tisser l’histoire d’un homme et celle d’un pays, à révéler avec pudeur et sensibilité les replis de la saga familiale, à remplir « les blancs qui subsistent entre les lignes du maigre récit », en interrogeant des témoins, proches et moins proches d’Antoine Naufal, en puisant dans les archives pour ressusciter des moments-clés de la vie de la librairie et de Beyrouth, en s’inspirant du réel pour inventer des personnages hauts en couleur qui se prénomment Georgine ou Rachid, Samir ou Marinette, et dont on se dit qu’ils ont sûrement existé, et que le travail de fiction n’est jamais plus juste que quand il caresse de si près le réel et lui redonne vie. La plume de l’auteure sait se faire subtile pour évoquer avec émotion un souvenir douloureux, une blessure intime, une scène à jamais gravée dans la mémoire familiale ; mais elle manie avec un égal bonheur l’humour et la fantaisie pour évoquer par exemple les déshabillés de mousseline de Georgine ou ses affaires de cœur qui « vont beaucoup moins bien avec l’accession du pays à l’indépendance » puisqu’elle a jeté son dévolu sur un concessionnaire de voitures français dont les affaires sont menacées par la fin du mandat. 

Le projet, raconte Nada Anid, « est né d’une rencontre avec Nayla Tadros, la deuxième fille d’Antoine Naufal, qui avait depuis longtemps l’envie d’écrire un livre sur son père. Elle avait couché sur papier quelques souvenirs et rencontré des gens qui gravitaient autour d’Antoine. Suite à notre rencontre orchestrée par Zeina Tabet, la troisième fille de la famille, ce projet de livre a vu le jour et les deux filles d’Antoine sont devenues durant toute son élaboration mes interlocutrices privilégiées. Grâce à la confiance qu’elles m’ont accordée, j’ai pu prendre des chemins de traverse et des libertés auxquelles elles n’étaient pas forcément préparées ». L’envie d’écrire était depuis toujours latente, poursuit N. Anid ; « Elle s’exprimait dans de courts textes en ateliers d’écriture ou dans des articles journalistiques, elle attendait sans doute le sujet qui m’insufflerait l’élan nécessaire pour me lancer dans une aventure de longue haleine. Et le sujet rêvé est arrivé. » 

Les recherches dans les archives des journaux lui ont permis de tracer le fil conducteur du récit, qui repose bien entendu sur les souvenirs familiaux et sur ceux de témoins privilégiés, amis et employés de la librairie, mais aussi pour une bonne part sur « les livres qui se lisaient et se vendaient aux diverses époques de l’histoire. Effectivement dans L’Orient et Le Jour qui étaient les quotidiens francophones les plus importants, étaient régulièrement annoncés les arrivages et les commandes de la librairie Antoine. On peut donc suivre les lectures emblématiques d’une population très au fait de l’actualité ». « Découvrir que la lecture à cette époque faisait partie des vrais plaisirs que l’on s’octroyait comme une récompense, à laquelle venait s’ajouter le plaisir du rituel de la visite à la librairie », a fait partie des petits bonheurs que ne manque pas de procurer à un auteur une telle promenade dans un passé encore si vivace. Mais le plus émouvant a été, nous confie-t-elle, d’« être confrontée à la nostalgie de ceux qui m’on fait partager leurs souvenirs concernant la librairie. Chacun d’entre eux a son Antoine et son livre fétiche, celui qui fait intimement partie de son histoire personnelle ».

La narration est construite par une alternance de deux voix, celle de Nayla, l’une des filles d’Antoine Naufal, qui prend en charge la part privée du personnage, tandis que la voix d’un narrateur extérieur raconte sa face publique : la vie de la librairie, les personnages qui se croisent dans ses rayons – et qui se nomment parfois Georges Schéhadé ou André Breton – et l’histoire du pays telle qu’elle se répercute sur la librairie, avec ses épisodes flamboyants et les autres, infiniment plus sombres. « Fréquenter Antoine a été un immense plaisir probablement semblable à celui qu’éprouvaient les gens qui l’avaient effectivement connu ou approché. Il y a Antoine l’entrepreneur dont l’héritage force le respect et l’admiration, et Antoine le père dont j’ai pu entrevoir la tendresse et le dévouement à travers les dires de ses proches. »
Un livre à lire sans tarder, pour savourer et la nostalgie qu’on ne manquera pas d’y rencontrer, et le plaisir de reparcourir un pan de notre si proche histoire, scandée par les livres que nous avons lus et oubliés et par ceux que l’on n’oubliera jamais.
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Un patrimoine national  par Alexandre Najjar 

 
 
 
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