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Voyage au bout de la violence
Esprit brillant, intellectuel engagé, Samir Frangié publie ces jours-ci un essai intitulé Voyage au bout de la violence, le récit d’un long cheminement à la recherche d’une issue à la guerre qui a ravagé le Liban.

2011 - 10

Samir Frangié, dans cet essai à parraître aux éditions Actes Sud / L'Orient des livres, évoque  la violence  – la violence identitaire, la guerre entre les Libanais ; la violence israélienne et le projet d’une alliance des minorités contre la majorité arabo-musulmane ; la violence syrienne et le projet de « grande Syrie » – et  la « sortie » de la guerre ; l’assassinat de Rafic Hariri – « un meurtre fondateur » – et la révolution du Cèdre ; et nous parle du « vivre-ensemble », de la « culture du lien » et d’une voie arabe  vers la modernité à la lumière du Printemps  arabe. Un ouvrage édifiant, dont nous publions, en exclusivité, quelques extraits :

* * * * *

Voyage au bout de la violence

Cet ouvrage est un témoignage sur la violence, les raisons qui la motivent, les mécanismes qui la régissent, la logique qui la justifie, l’aveuglement qui nous conduit à ne jamais voir notre propre violence et à la considérer comme une contre-violence, une réponse à une violence première.

La guerre libanaise est riche d’enseignements, car la violence qui se manifeste n’obéit pas aux normes connues. Cette guerre n’est pas une guerre entre États comme celles que l’Europe a connues jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ; elle n’est pas non plus une guerre d’indépendance opposant des mouvements de libération nationale à des puissances coloniales ; elle n’est pas aussi une guerre de type identitaire, communautaire ou ethnique, comme celles que connaissent l’Afrique ou les Balkans. La guerre libanaise est difficile à classer, car elle est un mélange de toutes ces guerres. Elle est une guerre entre États, mais aussi une guerre de libération nationale contre un occupant qui varie d’une période à l’autre. Elle est également une guerre communautaire qui oppose chrétiens et musulmans, mais également musulmans sunnites et musulmans chiites. Elle est aussi une guerre à l’intérieur même des communautés, une guerre interchrétienne avec la « guerre d’élimination » (1990), et une guerre interchiite à Iqlim el-Touffah (1987). Elle est aussi la guerre d’Israël pour mettre à exécution son vieux projet d’une « alliance des minorités contre la majorité arabo-musulmane », et la guerre de la Syrie pour reconstituer la « grande Syrie » dans ses « frontières historiques ».Les noms à donner à cette guerre varient d’une période à l’autre. La seule constante est cette violence toujours prête à se manifester avec, pour l’alimenter, cette mémoire « historique » chargée de tous les malheurs du passé.

(…) Cet ouvrage est le récit d’une recherche longue et chaotique d’une « sortie » de la violence, une recherche difficile parce que la violence n’est jamais nommée. On parle d’agression, de riposte, de complot, de représailles, de légitime défense, de résistance, de vengeance, autant de mots qui ne servent, en fait, qu’à masquer une réalité que personne ne veut assumer. Même les éléments d’analyse font défaut. Les concepts de « lutte de classes », de « guerre de libération nationale », de « violence révolutionnaire » que nous utilisions, à gauche, pour expliquer la violence ont très vite montré leurs limites.

Je travaille, très tôt, à initier des dialogues et à rechercher des compromis entre les belligérants, entre chrétiens et musulmans, mais aussi entre Libanais et Palestiniens et entre Libanais et Syriens, avec pour objectif l’arrêt de la violence. Mais là se pose un nouveau problème. Que signifie l’arrêt de la violence ? Un cessez-le-feu entre les camps qui s’affrontent ? Une trêve de longue durée ? La paix ? Mais quelle paix ? Une paix glorieuse, une « paix des braves » comme celles évoquées dans nos manuels d’histoire, ou une paix banale, voire même mesquine, faite de concessions et même de compromissions ? Et que faire dans ce cas des grands principes au nom desquels nous nous sommes allègrement massacrés durant des décennies ? Faut-il les garder en réserve en prévision de nouvelles violences à venir ?

Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que le contraire de la violence n’était pas la paix entre entités communautaires ou partisanes, mais le lien, le lien entre des individus appartenant à des communautés et des groupes différents. La nuance est capitale. Le dialogue à instaurer prenait une autre dimension. L’objectif n’était plus de rechercher des compromis, mais de définir un projet de vie commun. Commence alors à émerger l’idée du « vivre-ensemble » par opposition à celle de coexistence communautaire jusque-là dominante.

À ce stade surgit une nouvelle difficulté. Le vivre-ensemble concerne des individus. Mais où les trouver dans une société régie par un communautarisme qui s’est beaucoup durci avec la guerre ? Fallait-il faire un tri entre « laïcs » et « communautaires » et s’adresser aux premiers en excluant les autres ? Comment le faire quand notre identité est faite d’appartenances multiples ? Fallait-il la « simplifier » pour ne retenir qu’une seule appartenance, ou bien « hiérarchiser » ces multiples appartenances pour les mettre en harmonie et accepter le principe d’une identité complexe ?

Le problème va plus loin. Ce vivre-ensemble entre individus ne peut se faire qu’à travers un processus d’individuation qui ne relève plus du domaine politique, mais moral. La prise de distance par rapport à nos appartenances communautaires nécessite  une reconnaissance de notre responsabilité commune dans la guerre qui a ravagé notre pays. C’est cette reconnaissance qui nous permet, en assumant nos erreurs, de pouvoir les dépasser et réfléchir à « l’après » de la guerre. Le clivage va désormais être entre ceux qui se prennent en charge et ceux qui continuent de déléguer leur liberté et leur autonomie pour rechercher la « sécurité » que procure l’enfermement dans une « tribu », qu’elle soit communautaire ou partisane, traditionnelle ou « moderne », héritée ou choisie, dominée par un symbole religieux ou délimitée par une couleur, un drapeau ou un sigle.

Ce clivage n’est plus lié aux appartenances communautaires, mais devient fonction de la maturité de chacun. Et cette maturité est continuellement questionnée, mise à l’épreuve, par les événements. Elle peut, pour un temps, être remise en question par les excès communautaires et les exaspérations qu’ils provoquent, par les « peurs » venues d’un passé qu’on croyait révolu, par les craintes d’un avenir incertain…

Ce livre est le récit de toutes ces interrogations et de ce long cheminement à la recherche de la paix. Ce n’est pas un récit politique, ni une analyse de la guerre. C’est l’histoire d’un voyage, d’un voyage au bout de la violence, fait de rencontres, de visages, d’échanges, d’expériences réussies, mais aussi de tentatives avortées. Ce livre est aussi, quelque part, l’histoire d’une violence qui m’a longtemps hanté, une violence avec laquelle j’ai eu, très jeune, l’occasion de faire connaissance.

* * * * *

Un meurtre fondateur

La date du 14 mars 2005 n’est liée à aucune communauté particulière. La seconde indépendance du Liban, qui fait suite à la plus longue des guerres civiles, n’a pu être accaparée par aucun groupe communautaire. Personne, en effet, n’a pu revendiquer la paternité du mouvement, car celui-ci, de par son ampleur même – plus du tiers des Libanais résidant dans le pays sont descendus dans la rue –, n’est réductible à aucune de ses composantes, politiques, communautaires ou civiles. Il a, dès le début, acquis une forme d’autonomie par rapport à elles, une identité propre.

La force de ce mouvement est due au fait que la majorité de ceux qui y ont participé l’ont fait sur base d’une décision individuelle. Ils ne sont pas venus entériner un choix que d’autres avaient pris, mais ont considéré être partie prenante, chacun à sa manière, dans la bataille en cours (…).

Le 14 mars a vu donc, pour la première fois dans l’histoire du Liban, l’émergence d’une identité nationale libanaise dont le contenu n’est plus déterminé par une communauté particulière, une identité qui transcende les identités communautaires sans se substituer à elles, une identité qui permettrait de fonder le « vivre-ensemble » aux conditions de l’État auquel appartiennent tous les Libanais, et non plus aux conditions de la communauté dominante.

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Pour une culture de lien

Le vivre-ensemble ne s’adresse pas à des communautés, mais à des individus appartenant à des communautés différentes, des individus dotés d’identités multiples, appelés à vivre ensemble. La coexistence entre les communautés s’incarne dans le partage, partage du pouvoir dans le cadre d’un État unitaire, ou partage du territoire dans le cadre d’un État fédéral. Le vivre-ensemble se situe ailleurs. Il ne se fonde pas sur le partage, mais sur le lien, le lien que chaque individu est appelé à établir entre ses multiples appartenances, et le lien qu’il est appelé à créer avec les autres. Ce rapport à l’autre n’est pas seulement une nécessité qu’impose la vie dans une société diversifiée, il est la condition à notre autonomie individuelle. Nous n’existons qu’à travers l’autre. Il nous constitue de la même manière que nous le constituons. Et cet apport extérieur est d’autant plus riche que cet « autre » est diversifié.

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Vers un printemps de la paix

Le printemps arabe et, avant lui, le printemps de Beyrouth ont montré que la violence n’est pas une fatalité à laquelle il n’est pas possible d’échapper.

Pour cela, il nous faut quitter nos « prisons » communautaires sans nous défaire de nos appartenances communautaires, qui contribuent, avec d’autres, à forger notre identité, sans procéder à des amputations et entrer en guerre avec le groupe d’où l’on est issu.  

Il nous faut affirmer notre autonomie tout en sachant qu’elle s’inscrit dans une histoire, la nôtre, mais qu’elle n’en est pas le simple produit, car elle est façonnée de toutes les histoires rencontrées sur notre chemin.

Il nous faut aussi et surtout comprendre que, dans la relation à l’autre, il ne s’agit pas d’aller chez cet autre pour devenir comme lui, ni d’amener cet autre chez nous pour le rendre semblable à nous. Au contraire, cette relation commence par la reconnaissance de l’autre dans sa différence et sa spécificité. Ce sont elles qui rendent le lien nécessaire et contribuent à constituer notre identité propre.

Il nous faut enfin comprendre que c’est dans les luttes communes que se tissent les liens et se crée l’envie de vivre ensemble. C’est dans la lutte menée ensemble contre l’occupation syrienne que chrétiens et musulmans ont pu surmonter 30 années de guerre et redonner vie à leur vivre-ensemble. C’est dans la lutte menée ensemble que musulmans et coptes ont pu surmonter leurs divisions et réfléchir ensemble sur la nature de l’État à bâtir. C’est dans la lutte menée ensemble que les Syriens ont redonné vie à une société riche de toute la diversité de l’Orient, consacrant un « vendredi » de manifestation aux Kurdes, un autre aux alaouites, un troisième aux chrétiens, et tous les vendredis de ce long soulèvement à la dignité de l’homme et à sa liberté.     
C’est sur cette base que nous devons bâtir notre vie commune, notre vivre-ensemble, et apporter une réponse à cette question existentielle qui se pose à nous tous, au Liban et dans le monde arabe : comment vivre ensemble, égaux dans nos droits et nos devoirs, différents dans nos multiples appartenances religieuses, ethniques, culturelles, et solidaires dans notre recherche d’un avenir meilleur pour nous tous, chrétiens et musulmans ?

 

 

*Journaliste et chercheur, Samir Frangié a collaboré à plusieurs journaux au Liban (L’Orient-Le Jour, As-Safir et An-Nahar) et en France (Le Monde diplomatique, Africasie) et a participé à la création de plusieurs centres de recherches, dont les Fiches du monde arabe et The Lebanese Studies Foundation. Engagé dans l’action politique, il a fait partie, durant la guerre libanaise, du Mouvement national, puis a participé à la création du Congrès permanent du dialogue libanais et de la « Rencontre libanaise pour le dialogue » consacrée au dialogue islamo-chrétien. Membre fondateur du Regroupement de Kornet Chahwane, il a contribué à jeter les bases de l’opposition plurielle au nom de laquelle il annoncera, en 2005, « l’intifada de l’indépendance » qui conduira au retrait des troupes syriennes du Liban. Député de 2005 à 2009, il est membre de la direction du Mouvement du 14 mars. 

 
 
D.R.
« Le vivre ensemble ne se fonde pas sur le partage, mais sur le lien »
 
2020-04 / NUMÉRO 166