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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Amin Maalouf, faiseur de liens
Encore dans l’émotion de sa toute récente élection à l’Académie française, Amin Maalouf nous a accordé un entretien dans lequel il revient sur la portée de cet événement et esquisse pour nous les grandes lignes de ses responsabilités futures. Avec une gravité qui sait se conjuguer, comme toujours chez lui, avec la simplicité et la clairvoyance.

Par Georgia makhlouf
2011 - 07
Vous avez tracé votre route dans la littérature en vous tenant à distance des mondanités et des honneurs. Au-delà du prestige, évident et immense de cette élection, comment vivez-vous cet événement ? Quel est son sens profond pour vous et à ce moment de votre parcours ?

Il y a de nombreuses années, lorsque j’ai décidé de me consacrer à l’écriture, j’ai fait le choix d’une vie d’isolement, et pour l’essentiel, je ne vais rien y changer. J’ai l’habitude de m’éloigner pendant quatre à cinq mois par an pour écrire, mais là, en raison de ma responsabilité morale vis-à-vis de l’Académie française, je ne pense pas que je pourrai m’éloigner plus de deux ou trois mois d’affilée. Mais par ailleurs, mes choix fondamentaux de vie ne changeront pas. Les mondanités, la recherche de l’exposition médiatique et des honneurs, cela n’est pas dans notre mode de vie à Andrée et moi, et ce n’est pas propice à l’écriture. Il faut savoir vivre les événements à leur juste mesure, savoir ne pas bouder son plaisir, mais savoir aussi refermer la porte et retourner à l’essentiel, l’écriture.
Cette élection, pour quelqu’un qui a décidé de se consacrer à l’écriture, a un sens fort et profond. La France, je la connaissais certes, mais de loin, et lorsque nous sommes venus nous y installer il y a des années, j’ai dû m’acclimater à une autre culture à laquelle je me suis fortement identifié, mais sans rompre pour autant avec la culture de mon pays d’origine. Le prix Goncourt obtenu il y a 17 ans a été pour moi un symbole fort, le symbole que ce rôle de trait d’union que je souhaitais assurer commençait à porter fruit. J’ai donc ressenti mon élection à l’Académie comme un geste vis-à-vis du Liban et la reconnaissance non pas d’une personne, mais d’une longue tradition littéraire, la reconnaissance d’une chaîne de personnes qui ont peut-être eu moins de succès que mérité, dont les œuvres sont parfois restées méconnues, mais qui ont chacune contribué à construire une tradition littéraire libanaise d’expression française. Et l’une des missions que je me donne, c’est justement de contribuer à faire mieux connaître cette littérature libanaise, qu’elle soit de langue française ou de langue arabe.

On sait finalement peu de choses des missions de l’Académie française à part l’autorité sur la langue et ses évolutions. Quelles sont les missions de l’AF ? Ont-elles évolué dans le temps ? Quels sont les moyens d’action de l’AF ?
L’une des missions de l’Académie française, c’est bien entendu le dictionnaire, le travail sur chacun des termes de la langue française afin d’en proposer les définitions les plus justes, mais également d’en définir l’étymologie et les évolutions. Des réunions régulières se tiennent tous les jeudis, consacrées à ce travail. À ce propos, ma connaissance de la langue arabe sera un atout certain. L’origine de bien des mots est arabe, et cet apport mérite d’être mieux connu. Il y a certes les mots qui proviennent de l’arabe et que tout le monde connaît tels que chimie, alezan ou alcool. Mais il y en a une multitude d’autres tels que matelas (matrah), matraque (matraq), sorbet (charbat) ou amiral (amir el-bahr). J’ai envie de faire un long travail là-dessus dont l’importance n’est pas seulement linguistique. Mettre en avant ces liens entre langues va au-delà de l’aspect linguistique et délivre un message d’une autre portée.
Mais pour revenir à votre question sur les missions de l’Académie, j’apprendrai moi-même à les connaître au fur et à mesure. Je sais par exemple que l’Académie attribue un grand nombre de prix littéraires dont le seul qui est vraiment connu est le Grand Prix du Roman de l’Académie française. Mais il en existe toutes sortes d’autres. Pour l’anecdote, l’Académie française m’avait attribué en 1987 le prix Paul Flat pour Léon l’Africain. Une grande séance publique a eu lieu en décembre ; j’y ai été invité. Et c’est Levi-Strauss, dont je vais occuper le fauteuil, qui a lu la liste des noms des candidats. J’ai ressenti une très grande émotion lorsqu’il a prononcé mon nom, lui dont j’avais étudié les œuvres pendant mes études de sociologie.
J’ajoute que quand on entre dans une institution aussi vénérable et aussi ancienne, on y entre sur la pointe des pieds. Je suis par ailleurs de tempérament discret, je regarde et j’observe, je commence par m’acclimater avant de faire des propositions. Je pense qu’il y a beaucoup à faire, mais je prendrai le temps qu’il faut pour comprendre avant d’agir.

Vous avez déjà abordé cette question « de biais », mais j’aimerais qu’on y revienne. Pensez-vous que, de la place qui va être la vôtre, vous allez pouvoir poursuivre, sans doute avec des moyens différents, vos engagements en faveur du dialogue entre les peuples, les mondes, les cultures, et votre rôle de passeur entre Orient et Occident ?
Établir des passerelles entre les cultures, il me semble que le moment y est très propice. Je pense bien sûr à tous les bouleversements dans le monde arabe, mais pas seulement. Il y a plus globalement dans le monde un changement d’atmosphère. Quelque chose de nouveau se passe, les cartes sont rebattues, on sent le besoin d’évoluer vers un New Deal politique et stratégique. Les rapports entre le monde arabe et l’Occident changent. Et dans ces changements profonds qui sont à l’œuvre, beaucoup va se jouer au plan culturel.

Vous aviez il y a quelques années signé le manifeste Pour une littérature monde. Diriez-vous que ce manifeste avait été mal compris à l’époque ? Avez-vous le sentiment que l’on vous en a voulu d’y avoir souscrit ? Quelles seraient les idées essentielles de ce manifeste auxquelles vous adhérez et que vous souhaiteriez commenter ?

Quand une pétition circule et qu’on est d’accord avec l’état d’esprit et/ou les objectifs de ceux qui en ont pris l’initiative, on y appose sa signature pour apporter son soutien même si on ne souscrit pas à chaque mot, chaque formulation, et qu’on aurait soi-même exprimé les choses différemment. Je crois que le malentendu qui a résulte de ce manifeste tient dans le mot « francophonie ». Ce mot lui-même était censé être un mot de rassemblement, puis de glissements en glissements, c’est devenu un terme de division, et c’est ce qui m’avait profondément irrité. La francophonie était censée rassembler tous les pays de langue française, tous ceux qui ont le français en partage, dont les Français eux-mêmes bien sûr. Mais petit à petit, on l’a utilisé pour sous-entendre les non-Français, les étrangers. C’est devenu une manière de distinguer et donc de discriminer. Moi, je n’ai pas eu à m’en plaindre, mais pour beaucoup d’écrivains, c’est comme si on les avait mis au « purgatoire ». Dans les rayons des librairies, ils sont relégués dans des rayons où ils ont peu de visibilité. Pour éviter les malentendus, disons plutôt « littérature de langue française » ou « écrivains de langue française », ce qui permettrait de rassembler. Je suis donc critique à l’égard de cette notion qui me semble devoir être réservée au domaine politique et diplomatique où elle se justifie pleinement, mais ne pas être utilisée dans le domaine des lettres. Avec Le Clézio et bien d’autres, nous souhaitons aller au-delà de cette notion et parler d’une littérature française qui a des expressions différentes dans toutes sortes de pays, nous souhaitons créer des liens entre ces différentes expressions et non pas séparer et discriminer.
À l’époque, lorsque la polémique a commencé, je n’ai pas souhaité y prendre part et je me suis retiré pour écrire. Je crois qu’aujourd’hui, nous avons retrouvé plus de sérénité autour de ce débat.

Vous allez occuper le fauteuil de Claude Levi Strauss. Quelles sont les dimensions de son œuvre qui vous touchent particulièrement ?

Très spontanément, je pense tout d’abord à l’étude des sociétés dites primitives à laquelle Levi-Strauss s’est consacré. Levi-Strauss a abordé cette étude en disant : nous sommes tous embarqués sur le même bateau ; il a souligné les similitudes entre cultures apparemment très éloignées ; il a contribué à faire sortir les Occidentaux de leur éthnocentrisme, de la tendance à penser que « nous » sommes la norme et que « les autres » seraient moins avancés, voire inférieurs à nous parce que différents. Il avait un respect profond de la dignité de toutes les civilisations, sans les mettre toutes au même niveau, sans être dans le relativisme. Son analyse était infiniment plus subtile. L’ethnocentrisme a fait beaucoup de dégâts. Levi-Strauss a tenté de rétablir un autre type de rapports entre les sociétés dites développées et les autres. Il a écrit de très belles pages sur la manière dont le monde occidental a détruit des civilisations « primitives » puis s’est exclamé : « Regardez dans quel état de délabrement ces peuples se trouvent ! » J’ai récemment eu accès à un inédit de Levi-Strauss pour une conférence que je préparais et je l’ai lu avec passion. Je me sens dans la lignée de sa pensée, ce qu’il affirme va dans le sens de mes convictions, et je serai vraiment heureux de parler de son œuvre, d’en témoigner, même si face à cet immense savant, je ne suis que romancier.

Être sacré « immortel », est-ce lourd à porter, cela vous désignant comme ayant une responsabilité morale et sociale accrue, ou est-ce au contraire une reconnaissance porteuse d’énergie et de mouvement ?

L’immortalité est une notion anecdotique ; non seulement cette appartenance à l’Académie n’assure aucune immortalité, mais elle vient d’un gentil malentendu qui se perpétue au fil des ans. Le sceau de cette vénérable institution porte la mention : « À l’immortalité ». Il s’agit donc de l’immortalité de la langue et de la culture et non de celle des personnes. Mais sans doute ce terme fait-il lui aussi partie du rituel, et les académiciens ne le prononcent jamais sans un sourire.


 
 
© Olivier Roller / Grasset
« Établir des passerelles entre les cultures, il me semble que le moment y est très propice »
 
2020-04 / NUMÉRO 166