FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
General
Penser et écrire le printemps arabe
Le printemps arabe a bouleversé la donne dans toutes les sociétés du monde arabe, et les effets de l’onde de choc se font à présent sentir bien au-delà de ses frontières. Des auteurs ont, dans l'urgence, pris le train en marche et nous livrent leurs premières analyses d'un moment de l'histoire dont la magnitude ressemble à celle de la chute du Mur.

Par Georgia Makhlouf
2011 - 06
La jeunesse partout se mobilise, s’interroge, éprouve le besoin de se rassembler dans la rue ou sur la toile, la fièvre monte dans les réseaux sociaux, des communautés de pensée s’activent et prennent la parole. Mais ces révolutions interpellent aussi avec ferveur intellectuels et écrivains. Ils n’ont pas initié ces mouvements, ils n’y ont – dans leur grande majorité – pas participé ou peu, ils ont surtout été là en observateurs ; car ces mouvements, s’ils les ont ravis, les ont aussi souvent surpris. Mais beaucoup d’entre eux ont ressenti le besoin d’accompagner, de penser et d’écrire ces mouvements populaires, le réveil de ces peuples trop longtemps opprimés, leur courage, leur détermination, mais aussi leur laïcité et leur non-violence. Parmi eux, nous avons retenu Tahar Ben Jelloun qui publie simultanément un essai, L’étincelle : révoltes dans les pays arabes, et un récit, Par le feu, tous deux chez Gallimard ; Abdelwahab Meddeb qui, quelques années après son fameux ouvrage La maladie de l’Islam vient de faire paraître Printemps de Tunis : la métamorphose de l’histoire chez Albin Michel ; et Emmanuel Todd qui, se plaisant à nager à contre-courant de la pensée dominante des milieux intellectuels français, a publié un court texte, suscité par une émission consacrée aux bouleversements des sociétés arabes animée par Daniel Scheidemann sur le site Arrêt sur images, Allah n’y est pour rien. Des textes qui semblent avoir été écrits dans l’urgence, comme pour réagir à des événements qui bouleversent, avec une volonté de répondre présent, d’être au plus près des acteurs de ces mouvements.

« L’urgence est un bon stimulant quand on écrit ; il ne s’agit pas d’écrire vite, mais de saisir les faits au vol et de les mettre en mots. Toute écriture est une forme de réponse à une urgence ; on n’écrit pas dans la lenteur et la torpeur, du moins ai-je toujours été emporté par mes sujets et mes personnages », nous dit Ben Jelloun. Pour Meddeb, l’écriture participe à une forme de cure, au sens psychanalytique du terme. « Pour moi qui désespérais de mon pays d’origine, j’ai senti que quelque chose d’énorme avait lieu, j’ai pressenti que se produisait une bascule, une sortie de cette servitude consentie vers un désir d’affranchissement. Au-delà de la question politique, ce qui se passait était plus qu’historique, de nature anthropologique. Cet avènement de la liberté est quelque chose de profondément nouveau dans notre espace culturel. » L’écriture est-elle dans ce cas une forme de participation à l’événement ?
« Participer, certes non, ce serait malhonnête de le dire, poursuit Meddeb. J’ai adhéré de toute mon âme à ce qui se passait, mais je n’en étais pas un protagoniste. Et j’ai voulu témoigner, non pas en homme politique, ni en homme d’action, mais en homme qui médite face à un événement de nature poético-politique. » Meddeb compare le 14 janvier (chute du régime de Ben Ali) à un certain 9 novembre 1989 qui vit la chute du mur de Berlin. Pour lui, les deux dates sont d’importance égale : « Une des choses qui m’avaient irrité, c’est que l’événement n’était pas reçu à sa juste mesure en France ou en Europe. Il n’était pas compris, il était renvoyé à un autre monde qui ne concernait pas directement les Européens. En usant de cette analogie avec la chute du mur, je voulais dire : cet événement a une portée universelle, il appartient à notre temps. Ce passage de la dictature à la démocratie, le monde l’a déjà vécu avec la fin des fascismes, avec le démantèlement de l’URSS, avec l’effondrement des dictatures d’Amérique latine, et ce qui se passe en Tunisie est de même nature, et met en jeu les mêmes concepts, dont le concept qui est au fondement de tout cela, celui de résistance civile. » Pour Ben Jelloun également, l’objectif est de témoigner au-delà de ce que la presse a pu écrire et montrer. « La littérature joue son rôle ; elle participe à décrypter l’histoire immédiate. J’ai tenu à imaginer ce qui a pu se passer dans la vie de Mohammad Bouazizi les jours qui ont précédé son immolation par le feu. Il faut toujours revenir à l’homme et à ce qu’il vit ; tant d’humiliation a débouché sur un meurtre, le meurtre de soi, un sacrifice spectaculaire. Le message, c’est d’inciter le lecteur à s’identifier au personnage et à se dire : “Et si c’était moi l’humilié ?” La fiction basée sur le réel permet ce genre d’interrogation. Écrire est une façon de conjurer le réel, de le fendre, d’en briser la glace et de le redonner en mots et en pages. Je ne pouvais pas rester bras croisés face aux deux révoltes qui se déroulaient devant nos yeux. Il me fallait prendre la plume ; je ne sais pas si j’ai bien fait, en tout cas j’ai rempli mon devoir d’écrivain et de témoin vigilant. »

Une des thèses essentielles de l’ouvrage de Meddeb est que le 14 janvier nous révèle que « liberté et démocratie ne sont pas exclusivement assimilables à une genèse chrétienne ». Deux thèses s’affrontent dans la politologie occidentale, souligne-t-il. La première veut que la démocratie soit la quintessence de l’éthique chrétienne ; ses valeurs, telles que l’amour du prochain et l’importance de la non-violence, seraient issues du message évangélique. Pour d’autres penseurs au contraire, dont Meddeb se réclame, « le processus qui aboutit aux droits de l’homme et à la démocratie s’est fait non pas avec, mais contre le christianisme et la religion en général. Historiquement, l’islam a généré plus de tolérance que le christianisme qui a engendré, on le sait, un long cortège de violences ; massacres, croisades, colonisations et guerres impériales se sont faites au nom du christianisme. Alors que dans l’islam, la dhimmitude était plus tolérable, qui a permis une gestion de l’énorme diversité des communautés et des sectes de l’Empire ottoman ».Meddeb a d’ailleurs trouvé dans les écrits de Voltaire et notamment dans son Mahomet de quoi conforter son point de vue. Le problème est que ce statut de dhimmi est obsolète dès lors que la démocratie apparaît et qu’elle instaure l’égalité citoyenne. Si l’islam a été en avance sur le christianisme, son problème est, depuis le début du XIXe siècle, sa difficulté à s’adapter à la modernité, car « la référence à la chari’a est incompatible avec l’égalité citoyenne. C’est pourquoi ce qui se passe aujourd’hui est si essentiel : se joue là, à mes yeux, la dernière chance de l’islam de s’adapter à la modernité et aux valeurs de la démocratie ». Situation d’autant plus paradoxale que ces révolutions se sont faites en dehors de toute référence à l’islam, mais que l’islam politique cherche à présent à y trouver sa place. Face aux forces organisées et rompues de longue date au militantisme politique, y compris dans la clandestinité, de l’islam politique, se dresse une jeunesse post-politique : « Issue des classes moyennes, elle est semblable aux jeunesses européennes et occidentales, elle partage leur défiance du politique, elle participe au politique par des moyens autres, ceux d’Internet, de la blogosphère et des réseaux sociaux ; elle se mobilise et s’organise en communautés provisoires pour atteindre des objectifs précis. En outre, elle est globalisée et souhaite circuler de par le monde sans pour autant renoncer à son identité propre », analyse Meddeb.

Les travaux d’Emmanuel Todd confirment l’analyse avec la précision et l’objectivité du chercheur. Todd avait déjà publié en 2007, en collaboration avec Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations dans lequel il posait un diagnostic à contre-courant des discours dominants à savoir que, loin d’être vouées à l’intégrisme et aux dictatures, les populations arabes étaient entrées de plain-pied dans la modernité. Deux paramètres essentiels sous-tendent cette analyse : le taux d’alphabétisation, « axe central de l’histoire humaine », et le taux de fécondité. La séquence habituelle, c’est d’abord une montée de l’alphabétisation, ensuite une baisse de la fécondité. Cette baisse se produit avec un léger décalage parce qu’elle est tributaire du taux d’alphabétisation des femmes, et qu’il y a toujours un décalage entre l’alphabétisation des hommes et celle des femmes. « L’idée de ce développement universel de l’humanité à travers l’alphabétisation, la baisse de la fécondité, etc., c’est la routine des démographes », affirme Todd. « Une société qui contrôle sa fécondité, c’est une société dans laquelle les rapports entre les hommes et les femmes sont modifiés. Et cette baisse de la fécondité se produit dans une société dans laquelle les jeunes apprennent à lire et à écrire. Vient donc un moment où les fils savent lire et les pères non. Cela entraîne une rupture des relations d’autorité, non seulement à l’échelle familiale, mais implicitement à l’échelle de toute une société. » Allah n’est donc pour rien dans les révolutions arabes, là où la démographie et l’éducation sont pour beaucoup. Les statistiques étaient là, silencieuses. Il suffisait de les faire parler.

Des jeunes de plus en plus diplômés, qui veulent un travail, qui revendiquent des libertés civiles et le respect de leur dignité, voilà donc les ingrédients de ces vastes mouvements, peu ou pas idéologiques. Ben Jelloun y voit la raison de l’effet de domino qui dépasse largement les frontières du monde arabe. « C’est magnifique, une révolte qui ne se fait pas contre des étrangers ou au nom d’une idéologie, mais pour des valeurs essentielles, fondamentales. C’est à cause de cela que le printemps arabe est en train d’arriver en Europe, en Espagne notamment. » Les poètes, dit-il, ont été les précurseurs, les anges annonciateurs de ces changements de fond. Ils ont pressenti avant les autres ce qui devait, ce qui allait changer. « Mouzaffar Nawwab, ChakerAssayab, Mahmoud Darwish, Abdellatif Laabi et bien d’autres ont été les veilleurs et les visionnaires de notre époque ». Car un jour finit toujours par arriver où la résistance populaire devient elle-même une sorte de poème. « La poésie, c’est la vie qui triomphe de l’immonde, de l’horreur, de la corruption et du vol. La poésie, c’est la lumière qui remplace les ténèbres ; c’est le cri de millions de gens qui investissent les rues ; c’est cette clameur populaire qu’on ne peut ni arranger ni manipuler et c’est formidable ; la poésie, c’est la vie dans ce qu’elle a de plus beau ; évidemment des hommes et des femmes sont morts pour atteindre cette victoire ; il faut leur rendre hommage et respecter leur mémoire en ne trahissant pas cette révolte. »

Meddeb lui aussi appelle à la vigilance pour ne pas passer à côté de ce moment historique. Deux événements, dit-il, avaient annoncé ce mouvement de fond, « l’action de la jeunesse libanaise après la mort de Hariri et sa volonté manifeste de sortir de la politique clanique et d’appeler à une vraie citoyenneté ; puis le mouvement de juin 2009 en Iran qui a été si durement réprimé. Ces deux séquences ont abouti à des échecs. Mais peut-être là, allons- nous pouvoir transformer l’essai ».
 
 
TAHAR BEN JELLOUN © Basso Cannarsa
 
BIBLIOGRAPHIE
Par le feu de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 50 p.
L’étincelle : révoltes dans les pays arabes de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 122 p.
Le rendez-vous des civilisations de Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Seuil, 170 p.
Allah n’y est pour rien de Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Arretsurimages.net, 90 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166