Par Fifi Abou-Dib
2011 - 05
VoilÃ
plus d'un mois que se poursuivent en Syrie manifestations et révoltes
populaires pour la liberté et la démocratie. Dans la dernière quinzaine, les
slogans ont été jusqu'à réclamer la chute du régime. Depuis vendredi 22 mars,
on a vu le mouvement s'étendre vers la majorité des régions syriennes, du
littoral à l'est et du centre au sud.
Dès le
premier jour, les autorités ont répondu à ces mouvements avec une violence
inouïe et accrue qui a eu pour conséquence des centaines de tués, sans compter
les arrestations arbitraires. Cette violence a été accompagnée d'une campagne
de désinformation accusant "l'extérieur" de complot contre la Syrie
et sa stabilité pour justifier l'option sécuritaire comme la seule solution qui
s'impose.
A la
lumière de ce mouvement et face au courage exceptionnel dont fait preuve le
peuple syrien confrontant la barbarie du régime, nombreuses questions se posent
sur ces événements, leurs causes et leur déroulement, leurs acteurs et la
particularité des relations de ces derniers dans un pays multiconfessionnel et
multiethnique. Pays gouverné par un régime dont beaucoup ont cru, en ce
printemps arabe que nous observons depuis le mois de janvier, qu'il serait une
« exception » dans la région.
Le
dialogue que nous reproduisons dans ces colonnes est une tentative d'expliquer
la situation en Syrie aujourd'hui, et de disséquer la structure du clan au
pouvoir ainsi que sa politique. Il s'agit d'une rencontre avec trois des
intellectuels syriens (et arabes) les plus éminents, résidant en exil:
l'historien et éditeur Farouk Mardam-Bey, le professeur des universités Borhan
Ghalioun, le critique littéraire et analyste politique Subhi Hadidi.
ZMÂ :
Certains ont affirmé, les jours qui ont suivi le déclanchement des révoltes
tunisienne et égyptienne, que la Syrie jouit d'une exception supposée lui
épargner l'effet domino des mouvements populaires dans le monde arabe. Dans ce
contexte, il était fait référence à un facteur principal de cette exception :
« l'adhésion de la majorité des Syriens à la politique extérieure du
régime ». Qu'en pensez-vous? Quels sont les rôles de cette politique
extérieure pour le régime syrien? Et comment expliquer la réaction de ce régime
face à l'amplification du mouvement populaire auquel il est confronté?
Â
Farouk
Mardam-Bey : « L'exception syrienne » est en
général évoquée sur le plan de la politique étrangère du régime en référence Ã
sa constante "refus et résistance" (face à Israël et les Etats Unis,
NDLR), contrairement par exemple à celle de l'Egypte et de la Tunisie. Parlons
donc de ce régime et puis de sa politique étrangère... Il est depuis près de
quarante ans un régime tribal, comparable par son aspect de clan mafieux et du
culte de la personnalité à l'actuel régime libyen. Il est par contre le seul
régime républicain qui a réussi à établir une succession héréditaire de
l'autorité. Tout cela rend impossible toute velléité de réforme dès lors que
réforme est synonyme de son effondrement. Ce qui rend également très couteuse
toute confrontation avec lui, car il se défend férocement.
Si nous observons sa politique extérieure,
nous constatons au contraire que le régime ne demande qu'à intégrer
"l'impérialisme mondial". C'est ce dernier qui lui refuse son giron
et lui pose des conditions pour de nombreuses raisons. Voilà pourquoi il place
le pays en situation de guerre, tant sur le plan politique que juridique, sans
avoir la moindre intention de mener une guerre... Depuis 1974, ce régime n'a
jamais franchi la moindre ligne rouge dans le conflit avec Israël. Il se
contente d'appuyer le Hezbollah et le Hamas pour éloigner le front de son
territoire tout en le gardant actif au Liban et en Palestine, ce qui lui permet
de conforter à la fois sa rhétorique mais aussi ses « deals » au
niveau régional.
Et si l'on passe en revue les diverses
manières dont il profite des développements dans le Machreq, de nombreux sujets
peuvent être dégagés. Sur la question palestinienne, l'équation est basée sur
un trait d'esprit selon lequel "Il adore la Palestine mais abhorre les
Palestiniens". Hafez al-Assad a refusé la couverture aérienne aux troupes
syriennes qui tentaient d'intervenir au secours des Palestiniens en Jordanie en
septembre 1970. Son armée a envahi le Liban en 1976, bombardant les
Palestiniens et contribuant à la chute du camp de Tel Zaatar. Il n'est que
d'évoquer tous les épisodes de la guerre libanaise et du rôle joué par l'armée
syrienne dans ce contexte, de Tripoli aux guerres des camps.
Sur l'équation politique régionale, le régime
Al-Assad s'est imposé en force dans les années 70 et 80, profitant du retrait
de l'Egypte et de l'isolement du Caire après les accords de Camp David.
Profitant aussi de la guerre de Saddam Hussein contre l'Iran qui a diminué
l'influence irakienne. On peut donc dire que l'absence égyptienne et irakienne
lui ont permis de conforter une certaine influence régionale et réinvestir
cette influence à l'intérieur en exerçant une répression sanglante contre son
peuple. Dans la deuxième moitié des années 80, l'économie syrienne s'étant
effondrée jusqu'à en devenir insolvable, la première guerre du Golfe a été
providentielle pour sauver le régime al-Assad. Participant à l'opération
"Tempête du désert" sous la direction des Américains, il a bénéficié
d'aides substantielles de la part des pays du Golfe et gagné un mandat sur le
Liban. Dans les années 90, il a exporté des centaines de milliers d'ouvriers
vers ce pays pour participer à la reconstruction, réduisant du même coup le
poids du chômage interne. En ce sens, Hafez al-Assad aura établi un partenariat
avec l'Amérique, le Golfe et l'Iran en contrepartie du renforcement de la
légitimité de son pouvoir et d'une mainmise sur les affaires libanaises.
Son héritier, Bachar, a poursuivi la même
politique. Il a profité de la guerre de Bush en Irak, des divisions inter-palestiniennes,
puis des conflits au Liban et de la vénalité de la classe politique dans ce
pays. Il a élargi les réseaux de corruption et de prébende en Syrie tout en
développant ce qui a été qualifié d'ouverture économique. Celle-ci, n'étant pas accompagnée d'une ouverture
politique, échappe forcement à tout contrôle populaire et ne fait que renforcer
la mafia des cousins et des cousines.
Borhane
Ghalioun : Je voudrais ajouter à ce qui a été dit
par Farouk que l'un des aspects de l'exception du régime syrien est qu'il se
distingue en réalité de l'ensemble des régimes autoritaires arabes en ce sens
qu'il a anéanti la moindre possibilité d'ouverture politique à l'intérieur du
pays. Celui qui gouverne y détient un pouvoir absolu. Ce fut le cas pour Hafez
al-Assad, et son fils et héritier Bachar jouit du même privilège aujourd'hui.
Pour prendre l'exemple de l'Egypte ou de la Tunisie, dans ces deux pays, la
dictature n'avait pas dévoré la totalité de l'espace politique ou civil. Ainsi,
en Egypte, les partis et organisations de la société civile ont continué Ã
exister et à exercer leur activité, de même que la presse gardait une liberté
relative ou conditionnelle. En Tunisie, on pouvait constater la présence de
certains syndicats et regroupements professionnels indépendants. Tandis qu'en
Syrie, depuis près d'un demi siècle, il n'existe aucune organisation civile ou
politique, ni même une vie syndicale indépendante. Pire, aucune autorité
politique, au sens précis du terme, ne dirige le pays. Tout ce qu'on voit, surtout
depuis les années 80, c'est une pléthore d'appareils sécuritaires qui
contrôlent pratiquement tout, se chargeant des désignations à tous les postes,
activant les dossiers politiques, maîtrisant tous les mécanismes du quotidien.
Et même quand le régime a opté pour un néolibéralisme économique, cette
initiative n'a pas été accompagnée de la moindre ouverture politique. Le seul
changement sensible a été l'ouverture du cercle du pouvoir à un certain nombre
d'hommes d'affaires venus s'ajouter aux responsables sécuritaires et à un
nombre limité de proches du président. Lesquels sont, pour la plupart, des
membres de sa famille. Ainsi, le régime n'a fait que renforcer depuis 1970 son
emprise tout en dévitalisant l'ensemble du pays. Sa présence est devenue comparable
à une invasion de l'état, à une colonisation de la société. Des centaines
d'intellectuels sont interdits de voyager, 150 000 syriens sont exilés, 17 000
ont disparu ou sont détenus pour délit d'opinion. Les clubs ou associations
sont dominés par des comités du parti Baath qui se comportent à l'image des
appareils sécuritaires et des Moukhabarat. Ceci sans compter un Parlement plus
proche de la mascarade, dont on a vu les applaudissements et les louanges au
président, et des gouvernements dont aucun citoyen ne connaît ne serait-ce
qu'un ministre.
Par dessus tout, ce qui fait l'exception du
régime syrien par rapport à la plupart des régimes existant dans le monde,
c'est qu'il n'a pas de Politique. C'est une institution purement sécuritaire,
sans aucun intermédiaire entre elle et ce qui est supposé être l'institution
politique civile. C'est la raison pour laquelle ce régime n'a pas ni souplesse
ni habilité à négocier. A tel point qu'aujourd'hui, en pleins mouvements
populaires, manifestations et répression, on ne trouve aucun responsable syrien
pour commenter ou discuter de la situation: ni les deux vice-présidents (Farouk
el Charaa et Najah el Attar), ni aucun des prétendus caciques du régime. Le
président lui-même ne s'adresse pas au peuple et ne parle pas de politique. Il
fait des discours au siège du parlement et reçoit ensuite des délégations avec
lesquelles il ne discute que de certains services. Il promet au Cheikh Bouthi
une chaine satellite religieuse, il promet des broutilles aux notables du Horan,
il dit à un groupe venu de Homs qu'il va démettre le Mouhafez, etc. Mais dans
tout cela, aucune place n'est laissée à la politique ou aux droits ou même Ã
une institution appelée le peuple pour qu'il puisse s'en préoccuper. Je crois
qu'il a été pris de court par les événements parce qu'il ne sait pas gérer
l'aspect politique des problèmes. Il n'a pas dit, par exemple, "Je vous ai
compris", Ã l'instar de Moubarak ou de Ben Ali. Il lui est impossible de
dire: "je ne prolongerai ni ne renouvellerai mon mandat" comme
d'autres présidents ont tenté de le faire. Car la Syrie est pour lui une
propriété privée et familiale, et dans ce genre de propriété, la patrie ne fait
pas partie du vocabulaire.
Subhi
Hadidi : Je vais ajouter quelques remarques à ce
qui a été dit, sans le contredire. Le régime de Bachar al-Assad est le
prolongement organique du mouvement de rectification mené par son père. Le père
a instauré son régime à l'issue de la guerre de 1973 sur deux bases, la
première étant les dispositifs sécuritaires. Ceux-ci lui sont, à tous les
niveaux, totalement dévoués, et la plupart des officiers appartiennent à la
communauté alaouite. La deuxième est la politique extérieure comme source de
légitimité et de financement pour le régime. Financements des pays du Golfe et
de l'Iran avec qui il établit une alliance, intervention au Liban où il crée de
larges réseaux de prébende, collaboration avec les Etats-Unis dans l'opération
"Tempête du désert" en contrepartie d'une consécration du rôle de la
Syrie sur le plan régional. Consécration qui se traduit à l'intérieur en
renforcement de l'emprise du régime sur l'état et la société.
En s'attribuant le pouvoir, le régime a dégagé
trois sortes d'attitudes divisant les syriens en trois catégories: à la
première appartiennent ceux qui sont trop préoccupés par la quête de leur pain
quotidien pour exercer une quelconque activité politique. La deuxième rassemble
les vénaux dont il est facile d'acheter la loyauté en les intégrant, les
exploitant et les corrompant via un vaste réseau de clientélisme. La troisième
est celle des intellectuels et des activistes opposants que le régime considère
comme des "imbéciles attachés à des principes". C'est à ceux-là qu'il
réserve les prisons. Pendant toute une période, la prison de Mazzé leur était
d'ailleurs exclusivement consacrée.
Quand le régime est entré dans la phase
préparatoire de la succession du pouvoir, l'ensemble de ses appareils
sécuritaires et de ses réseaux a été mobilisé pour assurer la loyauté à Bassel
al-Assad. Mais celui-ci ayant été tué dans le fameux accident de voiture, le
régime est entré dans un cercle vicieux. Il a fallu préparer Bachar à la hâte,
et il n'était pas prêt à gouverner. Il devait compter sur l'institution
militaire et sécuritaire en place, bardée d'un certain nombre d'hommes
d'affaires intégrés à la composition du régime dans la foulée de
"l'ouverture" économique. Il a donc considéré que son devoir était de
préserver "le gage paternel" et d'assurer la continuité. C'est ce
qu'exprime l'adage syrien selon lequel "Hafez al-Assad nous gouverne
par-delà le tombeau". L'institution au pouvoir, qui n'était pas tout Ã
fait prête à transférer sa loyauté à Bachar, a fini par s'amender et une
relation étroite s'est établie entre ses dirigeants et l'héritier. Ils ont
brouté ensemble les verts pâturages de la politique extérieure sous couvert du
"refus". Ils ont surtout adopté une nouvelle vision des syriens,
binaire cette fois, au lieu des trois catégories dégagées précédemment. Le
peuple se divise désormais en deux parties, la première englobant la rue,
domestiquée, assiégée ou soumise au fait accompli, sinon emprisonnée sur
verdict des tribunaux militaro sécuritaires. La deuxième, majoritaire, est
celle de la foule silencieuse qui craint qu'une confrontation avec le régime ne
conduise à un scénario à l'irakienne ou à des problèmes comme ceux qui existent
au Liban. En ajoutant cela à la politique externe et çà celle des axes, on
comprendra pourquoi le régime croyait qu'il est immunisé pour une période
plutôt longue. On comprendra aussi la déclaration de Bachar, il y a quelque
mois, au Wall Street Journal, dans laquelle il affirmait que son pouvoir était
inébranlable.
A mon avis, l'institution régnante, (des
appareils sécuritaires à Bachar, aux réseaux d'ouverture économique), a été
prise de court par la révolte populaire syrienne. Sans doute a-t-elle été plus
surprise que nous le sommes. Elle a même du en baver au début, n'ayant pas
l'habitude d'être confrontée à des manifestations et des protestations
populaires pacifiques. De même, l'appareil sécuritaire (et non le militaire),
au sein duquel la hiérarchie est mal définie, semble confus et en mal de
commandement. Les ordres peuvent être donnés par de petits gradés selon qu'ils
ont accès à Bachar ou à son frère Maher. De même est désarçonné Rami Makhlouf,
cousin germain de Bachar par sa mère, pilier de l'économie et des affaires au
sein du régime et responsable de certains secteurs vitaux. Selon les
témoignages sur les interrogatoires infligés aux manifestants arrêtés à Deraa dès
les premiers incidents « les enquêteurs passaient des motifs de
l'hostilité au régime, naturellement suscitée par Israël et les forces du 14
Mars libanais" au motifs de la colère contre la personne de Rami
Makhlouf » étant selon eux « le garant de la stabilité de la
livre syrienne ». Ces témoignages mettent en lumière l'importance du
facteur financier et des craintes qu'il suscite pour le régime.
De toute manière, il semble que la décision,
aujourd'hui, au sein du pouvoir, n'est qu'aux mains d'un petit groupe de
personnes comprenant Bachar, Maher et les grands officiers. Tous se débattent
dans le marécage de l'option sécuritaire. Ils ne se rendront pas facilement.
C'est pourquoi le prix de la confrontation et de la liberté sera exorbitant. Le
régime possède trois lignes de défense. La première est la violence bestiale Ã
l'encontre des manifestants. La deuxième est la provocation de contradictions
au sein de l'armée et de conflits limités entre les unités pour agiter
l'épouvantail d'une division et d'une implosion de l'institution militaire. La
troisième est de pousser à l'extrême la tension confessionnelle et de soulever
la crainte d'un chaos global dans le pays.
Z.MÂ :
Parlons de l'autre partie de l'équation : la société syrienne. La crainte
de conflits confessionnels, ou d'une mutation de la révolte populaire en
conflit interne lié à la composition du tissu social et à la nature du régime,
est-elle fondée ? Les islamistes sont-ils aujourd'hui les piliers du
mouvement populaire ?
Â
Farouk
Mardam-Bey : On ne peut pas nier la tension qui
existe dans une société muselée. Mais jusqu'à présent les gens semblent
soucieux d'éviter tout slogan confessionnel tant dans les manifestations que
dans les calicots. Quant aux islamistes et leur rôle, voilà un sujet qui prête
à beaucoup d'exagérations et de généralisations. On a tendance à vêtir de la
même abaya des forces et des courants radicalement différents. Rappelons que le
régime syrien lui-même a encouragé l'islamisation de la société jusqu'Ã
l'intégrisme. Parce que dans la foulée de sa riposte aux Frères musulmans, il a
décidé de leur damer le pion sur le terrain de la religion. Il a donc créé des
écoles coraniques (au nom de Hafez al-Assad) et décidé de surenchérir face Ã
certains conservateurs en « adoptant » un islam salafiste non
jihadiste. La récente proposition de Bachar de créer une chaine satellitaire
religieuse islamiste, en guise de cadeau au cheikh Bouthi et aux dignitaires
loyalistes, montre bien son appui à un islam obscurantiste fidèle au régime.
Cela sans parler des salafistes jihadistes manipulés et, à plus d'une période,
exportés au Liban et en Irak par les Moukhabarat.
Borhan
Ghalioun : La société syrienne jouit d'une
pluralité et d'une diversité qui devraient être sources d'une grande richesse
culturelle et sociale si elles étaient canalisées de manière à préserver
l'unité, respecter les différences et permettre la tolérance. Cependant, les
faits montrent que le régime, qui nie comme on l'a dit l'existence du peuple au
sens politique, a creusé en Syrie les divisions au sein de la société et œuvre
à présent à mobiliser les fanatismes. Sans doute y a-t-il réussi d'une certaine
manière, car il est impossible de nier la tension confessionnelle existante.
Bien que cela soit important, ce n'est pourtant pas le vif de notre sujet. A
mon avis, la plupart des syriens aujourd'hui aspirent à la citoyenneté et à la
modernité politique. Seule une minorité dans chaque communauté est renfermée et
cultive une mentalité confessionnelle. Le régime parie sur une discorde
confessionnelle dont il agite le spectre, affirmant que celle-ci pourrait mener
à la guerre et au chaos si les mouvements populaires se poursuivent, surtout si
ces derniers aboutissent à une libération de la tyrannie. En cela, le régime
exclut toute possibilité de réforme, et tient prêt le dispositif répressif de
ses appareils sécuritaires pour empêcher toute possibilité de formation d'une
société politique et maintenir les dissensions au sein de la société civile. Le
véritable défi est donc de parvenir à l'unité nationale.
Quant aux islamistes, comme l'a souligné
Farouk, le régime a décidé d'encourager un mouvement salafiste et de s'en
servir parallèlement à l'action des Moukhabarat auprès d'autres communautés.
Pour en revenir aux Frères musulmans, il faut rappeler qu'ils n'existent pas en
Syrie en tant qu'organisation. Car le régime en a déjà éradiqué tous les cadres
et, en vertu du fameux article 49, condamné à la potence tout membre déclaré de
l'organisation. Cependant, à titre individuel, ils existent forcément dans le
pays et leur discours politique a évolué depuis un certain temps en un discours
modéré, prônant un état civique proche du modèle turc. Ainsi, je ne pense pas
que nous nous trouvions face à la menace d'une domination intégriste comme certains
cherchent à le figurer.
Subhi
Hadidi : Il faut admettre, par franchise, que le
régime syrien a plutôt réussi à convaincre une majorité au sein de la
communauté alaouite que son sort est lié au sien. Le discours qu'on entend
aujourd'hui dans certains milieux de la classe moyenne (alaouite) du littoral
syrien se résume à : "Nous détestons le régime al-Assad, mais...si celui-ci
vient à tomber, qu'adviendra-t-il de nous? " De tels propos sont
significatifs du sentiment d'appartenance confessionnelle que le régime cherche
à ancrer et à généraliser pour creuser les divisions verticales. Mais en même
temps, il faut souligner que la communauté alaouite est elle-même multiple et
variée, Et que les opposants alaouites au régime ont payé le prix fort pour
leurs positions. Ainsi, parmi les détenus de notre parti, le parti démocrate du
peuple, un grand nombre sont alaouites, et le traitement qui leur est infligé
dépasse en brutalité celui que subissent les autres. Par ailleurs, on constate
au sein de cette communauté une grande disparité de classes sociales, avec des
signes de richesse colossale chez certains et une misère chez les autres. Il
existe aussi des clans et des intérêts divergents entre des forces de
l'intérieur même du régime. Donc, nous constatons autant de divergences et de
diversités chez les alaouites que dans toutes les communautés de Syrie, et ils
sont tout autant exposés que les autres à une implosion en cas de conflit,
malgré la phobie du confessionnalisme.
Jusqu'à présent, la rue syrienne nous surprend
par son courage et sa détermination, mais également par sa sensibilisation et
son unité. Et contrairement à l'Egypte, la Tunisie, le Yémen et la Libye où les
manifestations se concentrent essentiellement dans les villes, grandes ou
moyennes, les mouvements en Syrie s'étendent sur une très grande surface
géographique, de Homs à Hama et Darayya, de Deir el Zour à Banias, à Jeblet, Ã
Douma en passant par Daraa et un grand nombre d'autres régions. Cela indique, Ã
la lumière de la diversité existant en Syrie, la participation de citoyens de
toutes confessions, tranches d'âge et classes sociales, laïcs, islamistes ou
autres. De même, ces manifestations englobent-elles des personnes qui n'ont
jamais vécu d'expérience partisane ou organisationnelle. Je ne pense pas que la
crainte d'une menace islamiste soit justifiée, même du point de vue de certains
pays occidentaux où les calculs se font plutôt à partir d'une prise en
considération de la position de Tel Avive face aux événements. Cette dernière
est de préférer al-Assad à l'inconnu comme on le lit dans la plupart des
analyses et éditoriaux de la presse israélienne.
Z.MÂ :
A quel point ces manifestations et mouvements populaires contre le régime
sont-ils représentatifs d'une "sociologie syrienne", que ce soit du
tissu social ou du binôme rural/urbain? Cette question se pose à la lumière de
la timidité observée dans la participation à Damas et Alep face à la véhémence
des régions rurales ou frontalières. Ce constat est-il vrai?
Â
Farouk
Mardam-Bey : On observe en ce moment un paradoxe
remarquable dans la situation syrienne. Celui-ci est lié à ce qu'on appelle
"le paradoxe urbain-rural". Les études académiques et les écrits
éminents sur la Syrie étaient axés dans le passé sur l'analyse des bases
sociétales du régime, un grand nombre de membres du parti Baath et d'officiers
de l'armée qui soutenaient les coups d'état dans les années 60 étant issus des
régions rurales de Hama et du Houran. Par la suite, les analyses des politiques
du régime, sur la période de 70 à 80, se sont intéressées à son aspiration
permanente à ruraliser les villes ou à les encercler d'une ceinture "rurbaine".
On supposait alors que le Rif de Damas, par sa composition sociale, semblait
assiéger la ville considérée comme "hostile"... la réalité aujourd'hui
est que les principaux mouvements et manifestations d'opposition contre le
régime ont commencé précisément dans ces régions où ils ont trouvé un réservoir
et un milieu propice à leur action. Cela indique des mutations radicales en
Syrie et dénonce l'échec du régime à faire face à la situation autrement que
par la violence et la vengeance comme seuls arguments possibles face au
soulèvement populaire.
En ce qui concerne l'ampleur de ce
soulèvement, je pense que le nombre des manifestants est très élevé. Le
« Vendredi saint » par exemple, les manifestations étaient énormes
dans un grand nombre de villes et de bourgades par rapport au nombre global de
leurs habitants. Tout aussi importantes étaient l'extension des manifestations
sur la carte syrienne et la radicalisation des slogans.
Pour ce qui est de d'Alep et de Damas, je
laisse à mes collègues le soin d'en analyser les situations respectives. Je
souhaite cependant souligner un point que certains négligent dans leurs
analyses. Il s'agit de la proportion importante de chrétiens dans ces villes
par rapport au reste du pays. La plupart d'entre eux sont actuellement dans
l'inquiétude et l'expectative, le régime les ayant persuadés qu'en cas de
chute, il serait remplacé par un régime islamiste extrémiste, et que leur sort
serait alors, dans le meilleur des cas, similaire à celui des chrétiens d'Irak.
Entre autres causes, cet argument empêche la participation active de cette
communauté au soulèvement populaire.
Borhan
Ghalioun : La révolution syrienne est caractérisée
par une extension massive au niveau géographique. Ce phénomène, comparé Ã
l'Egypte ou à la Tunisie, est nouveau par le volume de la participation locale
ou périphérique. En Egypte et en Tunisie, on a assisté, il est vrai, à des
manifestations énormes, mais elles étaient concentrées dans trois ou quatre
villes tout au plus.
Pour parler des grandes villes, Homs a connu
des manifestations massives venues de divers quartiers. Les manifestants ont
même tenté d'organiser un sit-in sur la place principale de la ville, mais les
tirs et les attaques des appareils militaires contre les manifestants les en
ont empêchés. Malgré cela, les manifestations ne se sont pas arrêtées. Quant Ã
Damas et Alep, leur situation est un peu particulière. D'abord parce qu'y habite
une classe qui profite du régime, de même que des hésitants qui préfèrent
attendre et redoutent ce qu'ils appellent "le chaos". Par ailleurs,
certains habitants de ces villes se sont résignés à la soumission à une
autorité omnipotente chez eux par la présence de ses institutions du pouvoir et
de ses symboles. Il faut savoir aussi que chaque vendredi les autorités
instaurent un cordon sécuritaire impressionnant autour de ces villes et y
interdisent l'accès. A Damas, des barricades ont été érigées par les forces de
l'ordre pour bloquer l'accès à la place des Abbassides. Ces mêmes forces ont
ouvert le feu plus d'une fois sur des convois sortis des mosquées, tuant et
arrêtant des dizaines de personnes. Elles sont prêtes à tout pour empêcher les
manifestants d'accéder au cœur de la ville pour que leur présence n'en
encourage pas d'autres à se joindre à eux. Pour toutes ces raisons, il n'est
pas évident de bouger sur le terrain, ni à Damas ni à Alep.
Cependant et de toute manière, la répression
accrue n'indique rien d'autre qu'une frayeur accrue de ceux qui l'exercent. La
répression n'a pas réussi à empêcher les manifestations dans nombre de
quartiers de ces deux villes et leurs proches banlieues, notamment les
banlieues de Damas qui y sont intégrées sur le plan urbain.
.
Subhi
Hadidi : Je vais ajouter à ce qui a été dit que
les grands commerçants d'Alep et de Damas dominent la hiérarchie commerciale en
Syrie. Certains d'entre eux, notamment à Alep, entretiennent avec la Turquie
des échanges d'un volume de plusieurs milliards de dollars. Aussi la Turquie
souhaite l'apaisement et les y incite. Malgré cela, force est de se souvenir
que les prémisses du mouvement populaire en Syrie et les premiers slogans du
soulèvement contre le régime se sont manifestés dans le quartier de Harika, au
cœur commercial de Damas. De même, pour rejoindre ce qu'a dit Farouk sur la
mutation dans les rôles des relations rurales-bédouines-urbaines, il faut
rappeler les menaces reçues par les quelques personnes qui commençaient un
sit-in à Damas en solidarité avec les familles des prisonniers d'opinion et les
révolutions arabes, et cela quelques semaines seulement avant le début des
manifestations en Syrie. Des officiers sécuritaires les menaçaient de leur
envoyer les "shawaya" pour leur apprendre les bonnes manières. Les
"shawaya" sont des bédouins de la région de Jazira qui se sont
déplacés vers les villes, et notamment Deir el Zor. Ils ont participé, au début
des années 80, aux opérations militaires du régime contre la ville de Hama. Or,
dès le début du soulèvement en Syrie, auquel a participé Deir el Zor, il est
apparu que le premier martyr parmi les manifestants était un "Shawi"...
Il y a donc dans toutes les régions et communauté une nouvelle génération qui
remet en question les définitions et frontières du passé.
Pour revenir à la difficulté de la situation Ã
Damas et à la forte présence sécuritaire dans cette ville, certaines mesures
adoptées atteignent des dimensions surréalistes. Ainsi, en plus de construire
des barricades et d'interdire l'accès à la ville, les forces de l'ordre ont
installé des dispositifs de contrôle à l'entrée des mosquées, notamment celle
des Omayades et les places qui l'entourent. Les fidèles sont fouillés et sommés
de remettre leurs cartes d'identité et leurs téléphones portables à l'entrée.
Ils leurs sont restitués à la sortie de sorte qu'ils sont empêchés de
manifester ou d'enregistrer le moindre slogan qui pourrait être lancé de
l'intérieur de la mosquée ou de ses environs.
A mon avis, et ce sera ma conclusion, nous vivons
une étape après laquelle plus rien ne sera comme avant, ni dans les villes ni
dans les campagnes, ni dans aucune catégorie sociale ou confessionnelle.
L'oppression du régime sera terrible. Mais le courage exceptionnel des gens
dans la rue et l'accumulation des luttes malgré les grandes difficultés
rencontrées, ainsi que la haute qualification des jeunes syriens et syriennes
(acquise notamment grâce à Internet et aux réseaux sociaux) conduiront le
peuple syrien à poursuivre son mouvement vers la liberté et la fin de la
tyrannie...
... La
Syrie d'aujourd'hui est donc tout autre que la Syrie des années écoulées. Même
si cela peut sembler évident à dire dans des pays où les gens vivent librement
et normalement, le dire au "Royaume du silence" l'est beaucoup moins.
Peut-être ce dialogue en est-il la preuve et éclaire-t-il d'une lumière
nouvelle nombre de réalités. Dans l'espoir que la prochaine rencontre avec
Farouk Mardam-Bey, Borhan Ghalioun et Subhi Hadidi ait lieu en Syrie, parmi
leurs parents, amis et camarades, dans un café ou une maison qui aura recouvré
son âme et son jasmin.