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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le silence révolu
Le ras-le-bol couvait dans le silence. Petit à petit, les peuples des pays arabes mettent à la porte les dictateurs usés qui les ont trop longtemps gouvernés. Paroles d'écrivains, de jeunes, de facebookers et de faiseurs de révolutions…

2011 - 03

On peut, par un raccourci sociologique, prétendre que si le premier mouvement nationaliste arabe qui avait débuté avec Nasser et ses compagnons en Égypte au début des années cinquante du siècle dernier pour renverser en quelques années un grand nombre de régimes arabes hérités de la période coloniale était le produit d’une rencontre entre un officier des jeunes armées, d’origine rurale plutôt, et un intellectuel nationaliste genre Sateh al-Housari ou Michel Aflak, le mouvement tellurique actuel, parti de Tunisie cette fois-ci et promis à accomplir ses « ravages » en quelques mois vu la rapidité inouïe de la circulation de l’information et de l’image, semble prendre feu à partir d’une rencontre inédite entre le marginal « précaire », un Mohammad Bou Azizi marchand ambulant maltraité par la police locale, qui s’est immolé par le feu, et le facebooker citadin imbu du discours « mondial » sur la démocratie et les droits de l’homme, modèle Waël Ghounaim. C’est ce qui explique que les bouleversements politiques de la première vague nationaliste arabe ressemblaient fort à des coups d’État alors que les mouvements actuels sont des révolutions civiles de masse où l’armée se contente souvent de jouer les arbitres. Les partis politiques d’opposition ont pris un véritable coup de vieux face à cette déferlante au programme pourtant simple : liberté, alternance, transparence... Bref, une volonté de rejoindre le monde. Cette recette presque établie d’avance laisserait peu de place aux intellectuels pris de cours eux aussi, sauf s’il nous faut redéfinir l’avant-garde en visitant plus les cybercafés que les bibliothèques ou les séminaires universitaires.

Si en Égypte, le romancier en vogue Ala’ Aswany s’était tôt engagé dans une opposition radicale au régime de Moubarak ce qui fait de lui une star médiatique du moment, le changement brusque a surpris de grands pans de l’intelligentsia arabe apprivoisée, voire domestiquée par des décades de dictature. On cite volontiers l’exemple de Jaber Asfour, figure respectable de la critique littéraire au Caire qui a accepté le poste de ministre de la Culture alors que Moubarak « tenait » encore, pour se désister deux jours plus tard, tout comme le romancier libyen Ibrahim el-Kouni qui vient tout juste de découvrir, après des années de mutisme intéressé, les atrocités du régime de Tripoli.

Pourtant les jeunes écrivains, peintres ou cinéastes ont répondu à l’appel et en masse. Ils descendent dans les rues de Tunis, manifestent à Sanaa ou à Rabat et campent place Tahrir ou place de la Perle à Manama. Ils sont scotchés devant l’écran de l’ordinateur ou celui de leurs téléphones mobiles pour participer en continu à la mobilisation, aux rendez-vous pour les sit-in, à la rédaction de manifestes d’indignation qui recueillent en quelques heures un millier de signatures de personnalités connues du monde des lettres et des arts, à lancer des mouvements (le groupe Khaled Saïd en Égypte, le groupe 20 Février au Maroc…), voire à apporter un soutien logistique. Comme cette jeune romancière égyptienne qui lance des messages précis avec des numéros de téléphone pour organiser l’aide aux révoltés libyens à partir de Marsa Matrouh : « Demandons jeunes hommes pour le transport des caravanes d’aide à la Libye, devant la mosquée Rabi’a al-Adaouia dans la cité Nasr… » À tel point que la revue hebdomadaire cairote, Akhbar al-Adab, consacre toute une enquête pour retrouver les poètes et romanciers égyptiens blessés ou emprisonnés par le régime et à décrire leurs diverses activités militantes dans le quotidien de l’insurrection.

Avec les premiers succès de cette intifada arabe, c’est la facebook euphoria. Maha Hassan, écrivaine et journaliste syrienne, donne le ton sur sa page : « Fini le temps de l’impossible. Nous vivons la période de l’après-fantaisie. Si nous avions lu dans des romans du réalisme magique les détails de ce à quoi nous assistons, nous nous serions amusés comme on le ferait devant une fiction… Ces peuples écrivent un art qui dépasse notre imaginaire… Aujourd’hui, nous pouvons nous réveiller un bon matin pour voir un siège de président ou le trône d’un roi suspendus en l’air… Le bonjour aux peuples créateurs. »

De la Tunisie, point de départ du soulèvement, Taha Bekri, poète et universitaire, vivant à Paris, jubile : « Un souffle nouveau – qu’on croyait disparu – est en train d’ériger une grande épopée. L’heure a sonné pour des régimes qui n’ont pas de légitimité, qui se sont maintenus au pouvoir contre la volonté du peuple. Le miracle tunisien est d’avoir réussi à chasser un dictateur, presque avec un vers de poésie d’Aboulkacem Chabbi, scandé matin et soir sur tout le pays, malgré les balles et le sang : Si le peuple décide un jour de vivre/Force est au destin de répondre. »

Le jeune romancier et critique littéraire, Kamal Riahi, habitant la capitale Tunis, retrouve, quant à lui, de nouvelles sensations dans les rues de la capitale et ne semble pas trop en vouloir aux intellectuels qui retournent leur veste après une longue collaboration avec le régime déchu : « La rue est ma bien-aimée libérée, je n’arrive pas à la quitter pour rejoindre mon bureau de travail comme le demande le gouvernement provisoire… Je porte un képi aux couleurs du drapeau tunisien, je cours en direction de la station de métro République. Des peintres écrivent et dessinent dans la rue des airs de liberté, les rappeurs chantent à gorge déployée des chansons interdites ou inspirées de la révolution. D’autres brandissent des portraits des martyrs. Des journalistes et des écrivains de la clientèle du dictateur tentent de se trouver une place dans la tempête populaire… »

Pour Ahmad Abdullatif, romancier et traducteur, la révolution égyptienne cogitait « en nous » suivant un principe essentiel : « Ce pays mérite d’être plus beau. » Et s’adressant à son père décédé qui lui avait prédit une révolution de la faim en Égypte, Abdullatif croit que les raisons économiques viennent en bas de liste : « C’est vraiment une révolution d’affamés, mon père, mais des affamés de liberté et de démocratie. »

Même sentiment de « renaissance » et même priorité aux valeurs humanistes sur toute autre considération idéologique sur la page facebook de Mansoura Ezzedine, romancière et journaliste : « Voici l’Égypte qui retrouve son visage dans le miroir et reconnaît de nouveau ses traits déformés par des décades de dictature, depuis 1954 et non seulement depuis l’accession de Moubarak à la tête de l’État… Nous nous réapropprions notre langue pour la libérer de toutes les perversions introduites par le régime afin de donner aux mots des significations contraires à leur sens initial. » Et ce qu’elle a appris place Tahrir, c’est « accepter nos différences et combler le fossé qui nous sépare d’une humanité supérieure dans laquelle se fondent les clivages culturels, sociaux et confessionnels ».

Dans les pays encore relativement épargnés par la vague insurrectionnelle, les voix s’élèvent dans l’espoir de la contagion. Rania Ma’moun, romancière soudanaise, croit que « le temps du silence est révolu » et le Soudan, qui vit depuis vingt ans sous la férule d’un régime islamiste totalitaire, « se tient aujourd’hui au bord d’une poudrière qui pourrait prendre feu à tout moment ». Mansour Souayem, journaliste et romancier du Darfour, croit que les peuples prendront d’eux-mêmes l’initiative du changement, sans besoin de leadership intellectuel ou politique.
Les événements se précipitent, on joue à Paul-le-poulpe pour désigner le « déchu » suivant, certains régimes veulent dialoguer avec l’opposition, d’autres essaient d’« acheter » le consentement de leurs sujets à coups de milliards et certains se raidissent dans la violence la plus atroce parfois. Mais déjà, des intellectuels veulent trouver un sens général à ce qui se passe. Ainsi, selon Élias Khoury, le romancier libanais bien connu, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle forme d’arabisme ou plutôt d’une arabité « dénuée du vocabulaire nationaliste sclérosé et ayant en commun une langue et des intérêts. Pas besoin de théoriciens ni de modèle d’inspiration, c’est une arabité modeste et réaliste. Celle de la légitimité démocratique, de la justice et des droits de l’homme qui ramène l’armée à son rôle de défense nationale et de résistance à l’hégémonisme israélien. Arabité qui redonne au monde arabe le droit de décision et la souveraineté sur son sol et ses richesses ». Ainsi, en bref, avec l’auteur de La Porte du Soleil, nous assistons « à la naissance de l’arabité des gens qui veulent bâtir les patries arabes comme espace de liberté et de dignité humaines ».

Marwan Ali, de son côté, ne s’encombre pas de considérations historiques ni de prévisions politiques, et même si la situation dans son pays, la Syrie, ne semble pas bouger pour l’instant (blogueurs et écrivains sont toujours condamnés, comme en Iran, à de lourdes peines de prison), le jeune poète kurde lance depuis son exil allemand un émouvant cri de joie : « Le monde arabe ne sera plus le théâtre de l’oppression et du despotisme. Finis les régimes du meurtre. Les bannières de la liberté flotteront de l’Atlantique au Golfe. Nous participerons aux soirées et aux festivals, nous lirons et nous chanterons en langue kurde. Nous n’avons jamais été une minorité mais une majorité qui aime la liberté et vole vers elle. »

par Jabbour Douaihy

 

Place Tahrir - Te deum

 

Les enseignes enluminées, la foule bruyante. Et ceux que j’ai quittés, tranquilles pour la première fois depuis qu’on se réunit. Les camps où ils habitaient et le goût de l’air derrière les barricades. Ceux qui ont abandonné leurs travaux pour nettoyer. Les vendeurs de drapeaux avec les vendeurs d’amuse-gueules. Ceux qui dorment sous les chars, lèvent les deux doigts en signe de victoire. Ceux qui te fouillent puis s’excusent. Ceux qui prennent un somme à ciel ouvert. Et les mensonges des médias officiels, et la parole qui fait vomir. Et ceux qui embrassent les soldats. La trahison étalée sur les pages des journaux, la trahison sans ordre du jour. Et ceux qui portent le pain et les fruits, le thé dans des tasses en plastique et les cigarettes qu’on allume bout à bout. Une photo de souvenir avec le char de l’armée. Et « Salut aux héros ». Celui qui a perdu la voix à force de scander des slogans. Le Coca-Cola pour se rafraîchir le visage. Courir puis retourner. Il n’acceptera pas les diktats de l’étranger. Ils disent que nous sommes induits en erreur. Enceinte et passant entre les blessés réunis à l’entrée. Les trombes d’eau contre les priants. Agenouillés sur l’asphalte. Barbes, cheveux et chaussures. Ils disent qu’après tout il est notre président. Le chauffeur de taxi a peur. Et ceux qui brandissent la Sainte Croix. Le chauffeur de taxi timide. Et ceux qui ont été écrasés par les voitures de police. Photo du raïs avec la chaussure. Et la photo de celui qui a été kidnappé et brûlé au visage avec des cigarettes. Qui est mort la deuxième fois. Celui qui crie les slogans ne meurt pas. Les snipers sur les toits des immeubles, les tirs la nuit tombante. Et celui qui fit face, tout seul, au blindé. Médecins qui appellent au secours, blessés exsangues sur les escaliers, un salaud de policier et un autre qui empêcha son collègue de leur tirer dessus. Le Nil, la nuit. Le soldat qui m’a dit : comment pourrais-je vous battre et mon frère est avec vous ? L’officier de l’armée qui me prend dans ses bras. Le peuple qui veut faire chuter le régime. Des battements de tambour annonciateurs. Et la catastrophe. L’attente et les mains levées portant les cartes d’identité. S’asseoir sur le bord du trottoir, mourir d’être battu, mourir en plein jour, avec la pluie sur les fronts. Le peuple veut juger le président. Les regards de ceux qui sortent des mosquées. Les enfants des bidonvilles. Ce qui reste d’une voiture carbonisée. L’insécurité généralisée. La foule de ceux qui arrivent plus rassurés. Qui arrivent avec leurs amis. Qui arrivent avec leurs parents. Qui arrivent seuls. À bas Moubarak.

par Youssef RAKKHA
Romancier et journaliste égyptien

 

Premiers bourgeons

 

Et s’il fallait trouver une sorte de muse insoupçonnée pour ce printemps des Arabes, encore à ses premiers bourgeons, elle serait – ironiquement – américaine et se prénommerait… Erica Albright. Pour ceux qui n’ont pas vu The Social Network de David Fincher, Erica Albright, c’est cette étudiante qui, en heurtant l’ego du jeune Mark Zuckerberg par une nuit de 2003 à Harvard, aurait poussé son camarade éconduit et blessé à compenser ce camouflet… en créant Facebook.

Certes, ce raccourci métaphorique – voire anecdotique – peut faire sourire, surtout au pays de la grande Hoda Shaarawi qui, dès 1923, osait déjà transgresser les interdits en ôtant son voile, devenant instantanément, par son geste, une figure emblématique de la modernité dans le monde arabe ; ou encore du non moins grand poète Abou Kassem el-Shabi, dont les vers sont devenus l’hymne des peuples arabes avides de liberté...

« Facebook vs Dictateurs : 2-0 », annonçait d’une manière fort laconique un observateur avisé sur ce réseau social, peu après la chute de Hosni Moubarak. Facebook, certes, mais aussi Twitter ou YouTube, autant de plateformes virtuelles permettant de connecter des individus et de transformer chaque personne en un leader d’opinion responsable, confiant, et affranchi de l’attente stérile de ce leader historique providentiel supposé venir un jour le délivrer de ses chaînes.
La révolution informatique a introduit dans le champ de conscience arabo-islamique un changement majeur au niveau des deux grands alliés des tyrannies, en l’occurrence le temps, figé, immobile, et l’espace, confisqué. L’avènement des réseaux sociaux a ainsi permis aux individus de se réapproprier l’espace au plan virtuel ; de contourner, partant, la prohibition de l’espace de la Cité par le despote ; et de recréer, par la proximité, une communauté de citoyens assoiffée de liberté. Ce faisant, il a aussi contribué à une accélération indicible de l’histoire, sapant l’autorité des régimes répressifs. S’est ainsi mise en branle une dynamique initiée par une masse d’individus plus que jamais déterminés à « forcer leur destin » et sortir de leur malheur historique – pour reprendre l’expression de Samir Kassir.

Cette irrésistible ascension de l’homme vers les cimes de la liberté, rien – non, rien – ne peut plus l’arrêter.

par Michel Hajji Georgiou 

 
 
© REUTERS / Peter Andrews
« Fini le temps de l’impossible. Ces peuples écrivent un art qui dépasse notre imaginaire… » «L’avènement des réseaux sociaux a permis aux individus de contourner la prohibition de l’espace de la Cité par le despote »
 
2020-04 / NUMÉRO 166