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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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L'Orient les yeux ouverts
Pendant la première moitié du XXe siècle, des Jésuites en mission parcourent l'Arménie, la Syrie et le Liban. Plusieurs d'entre-eux ont excellé dans l'art du portrait. De ce face à face entre les sujets qui posent et les photographes naît un dialogue des regards.

Par Jean-Michel VINAY
2011 - 01
Le format est presque carré, pour que, sans doute, photographies verticales et photographies horizontales se sentent également traitées. Le papier satiné claque sous la pression du pouce qui laisse s’échapper les pages, une à une, pour une première découverte des photographies des pères jésuites en mission au Proche-Orient.

La mise en page est d’une élégante sobriété, pas de fioriture, on respecte, au fil des chapitres, la grande qualité des portraits sélectionnés par Levon Nordiguian, véritable inventeur, au sens archéologique du terme, de ces trésors de la photothèque de la Bibliothèque orientale de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Après, entre autres, les expositions et les livres consacrés à l’œuvre d’Antoine Poidebard, l’archéologue volant, et à celle de Joseph Delore, voici un ouvrage regroupant plusieurs talents réunis par May Semaan Seigneurie et Levon Nordiguian aux Presses de l’Université Saint-Joseph.

Les premières pages s’ouvrent sur un texte de Charif Majdalani qui livre habilement au lecteur quelques clés en guise d’invitation à la découverte. Suivent les données essentielles d’un cadrage historique clairement résumé de Charles Libois afin que le lecteur puisse s’immerger en toute liberté dans ces 140 pages, à la rencontre de ces portraits. Émotions garanties !

Des portraits à écouter

Un regard si intense qu’il nous ferait presque baisser les yeux, un autre qui se détourne au dernier moment, une expression qui s’échappe pour mieux nous laisser deviner son secret, un sourire paisible, si chaleureusement offert que nous sentons nos lèvres lui répondre, d’instinct...

La plupart de ces visages, avec ou sans rides, n’existent plus. Ils sont d’un autre siècle, d’un ailleurs bouleversé dans une géographie politique si souvent tourmentée. Pour autant ce bel ouvrage n’est pas, en soi, un manuel d’histoire ni d’anthropologie, même si ses sources sont sans nul doute d’une grande richesse pour les sciences humaines et l’histoire récente de la Méditerranée orientale. Il s’agit bien d’un recueil de portraits magnifiques extraits d’un fonds bien plus large et riche.

Imaginez des pères jésuites aux quatre coins du Proche-Orient, appellation pour le moins « occidentale », parcourir à cheval ou à pied des milliers de kilomètres dans les territoires de cet Orient-là : Turquie, Arménie, Liban, Syrie, Égypte. Ils sont missionnaires, ils sont photographes.

Portrait, forcément singulier...

Des enfants, un vieillard, des paysans, un Bédouin, des citadins, des groupes, des familles. Religieuse, berger, mollah, guerrier, moine, derviche. Druze, Kurde, Arménien, Circassien (Tcherkesse), Turc, chacune, chacun a accepté de prendre la pose devant l’objectif du moine jésuite en mission dans leur contrée.

Anonymes ou identifiés, certains s’adressent à nous directement, « droit dans les yeux ». D’autres nous renseignent par leur tenue, leur posture, leur environnement, complétant ici un savoir, interrogeant, ailleurs, l’histoire à peine écoulée, parfois déjà repeinte aux couleurs du politiquement supportable.

La photographie en noir et blanc n’existe, justement, qu’avec les tons de gris qui nous mènent de ce noir imparfait à ce blanc impossible. Il en est de cette photographie comme du sens que l’on donnera à cette étonnante production iconographique : autant de nuances dans nos lectures, nos interprétations, nos émotions. Au-delà de tous ces tons de gris, ces portraits nous renseignent malgré l’absence de couleurs imprimées. On est frappé, au fil de la lecture, de ressentir la présence, la variété, la saturation des pigments, pourtant invisibles, des tapis, des vêtements d’apparat, des étoffes, et deviner, à l’opposé, les couleurs ternies par l’usure du temps des haillons portés par certains.

De la juste distance

Le portrait photographique ne saurait être le simple résultat d’une rencontre. Une fois les aléas des différences entre les cultures et les générations estompés, une fois la confiance réciproque établie, entre le photographe et le photographié, une distance technique devient nécessaire. Elle est imposée par le réalisateur du portrait, il choisit une certaine distance en fonction du cadrage qu’il envisage pour son sujet.

Cette distance physique neutralise en partie l’excès de complicité, le trop-plein de confiance indispensable pour obtenir l’accord du sujet. Celui-ci échappe un peu à l’emprise du photographe. Il était « sujet » et il devient « co-auteur ». En 1900 ou en 1930, être photographié, c’est sans doute ressentir une certaine reconnaissance de soi, de son identité, de celle de son clan, de son groupe, de sa famille, qui plus est par ce représentant d’une certaine autorité morale et religieuse.

Partis pris

Portes ou embrasures de portes, tapis suspendus, tissus accrochés sommairement sont autant de fonds improvisés destinés à isoler le sujet, mettre en valeur un visage. Leur usage est partagé par tous les photographes-missionnaires au cours de leurs collectes. Pierre de Vrégille, Antoine de Poidebard aiment également installer leur sujet dans son environnement, naturel ou architectural, avec un sens de la scénographie avancé. On peut lire le paysage, appréhender les lieux de vie. Joseph Delore va cadrer « serré » les écoliers en grappe mais ordonnancer les familles réunies sur un ou deux rangs, avec un espace régulier entre chaque membre. Pour celles-ci, on notera la position très basse de l’appareil photo avec comme résultat des contre-plongées très prononcées qui donnent une présence étonnante à ses personnages. Henri Charles nous impose ses cadrages carrés au « 6x6 » à l’intérieur desquels il laisse « respirer » ses personnages. Guillaume de Jerphanion assume, quant à lui, pour les portraits individuels comme pour les petits groupes, une frontalité sans concession, même le cheval du guerrier circassien doit s’y soumettre et regarder le photographe.

Le dernier chapitre nous propose une sélection d’images de travail des jésuites archéologues. Faire poser les locaux embauchés pour les fouilles permettait de donner l’échelle des monuments et fragments architecturaux découverts. Si on ne peut pas parler de portraits en tant que tels, ces photographies-là représentent bel et bien un fragment du portrait de l’Orient où les passés se croisent, où les hommes s’affairent pour les mieux comprendre. Portraits de figurants ?

Quelques hommes de bien, tournés vers les autres, attentifs et respectueux, capables de saisir au plus profond des yeux des enfants et des adultes rencontrés, toute la force, toutes les faiblesses, toute la fraîcheur, tous les doutes. Quelques hommes allant au devant de tous les autres, quelques missionnaires qui ont ébauché un chapitre précieux d’un « portrait de l’Orient » dans son devenir incessant, en nous offrant une bien belle leçon de photographie.

À quand une exposition pour faire partager au plus grand nombre cette magnifique galerie de portraits de cet Orient de la première moitié du XXe siècle ?




 
 
© Bibliothèque Orientale, USJ
« Un regard si intense qu’il nous ferait presque baisser les yeux, un autre qui se détourne au dernier moment... »
 
2020-04 / NUMÉRO 166