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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Un écrivain nommé de Gaulle
Le quarantième anniversaire de la mort du général de Gaulle a été célébré en grande pompe en France. Pourtant, l’introduction de son œuvre au programme du bac a suscité de vives polémiques. Peut-on vraiment le considérer comme un écrivain ? Quelle valeur littéraire accorder à ses écrits ?

Par Alexandre Najjar
2010 - 12
Alors qu’il n’est encore que commandant, Charles de Gaulle séjourne à Beyrouth de 1929 à 1931 et habite une maison qui existe encore dans le secteur de Mousseitbé. Il tire profit de ce séjour pour mieux comprendre « l’Orient compliqué », mais aussi pour écrire : au Cercle des officiers de Beyrouth, il donne trois conférences sur l’histoire de l’armée française et prononce le 3 juillet 1931, à l’Université Saint-Joseph, un discours mémorable pour inviter les Libanais à « construire un État » et à « créer et nourrir un esprit public, c’est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général » – vaste programme dont on attend toujours la concrétisation !

Une vocation beyrouthine

C’est à Beyrouth également que de Gaulle rédige, avec le chef de bataillon Yvon, l’un des volumes de la série Les Armées françaises d’Outre-mer. Intitulé L’Histoire des troupes du Levant, édité en août 1931 par l’Imprimerie nationale, il retrace les opérations militaires menées par la France entre 1916 et 1930. Aussi publie-t-il, dans les numéros 108 du 1er juin 1930 et 120 du 1er juin 1931 de la Revue militaire française, deux articles remarqués : « Du prestige » et « Du caractère », dont les tirés à part, dédicacés aux pères Costa de Beauregard et Christophe de Bonneville, sont toujours conservés à la Bibliothèque orientale. Ces articles seront repris avec d’autres textes dans Le Fil de l’épée, paru en 1932 aux éditions Berger-Levrault. Le futur général, qui a déjà publié, entre autres, La Discorde chez l’ennemi (1924), y esquisse le portrait idéal du chef qui « rendrait son fil à l’épée » et « sa vertu à l’armée ». Le style de l’ouvrage est de facture classique, la syntaxe infaillible. La référence incessante de l’auteur à l’histoire témoigne de sa prédilection pour le passé où il aime puiser des exemples pour mieux éclairer le présent et l’avenir, et d’une vaste culture qui lui permet de procéder à des renvois et des rapprochements édifiants. Dans De Gaulle, la vie, la légende, Philippe Ratte reconnaît que c’est lors de son séjour beyrouthin que « le plus illustre des Français » révéla ses talents d’écrivain et de pédagogue : « Cette veine de l’écrivain, conférencier, homme de réflexion et de débats, est alors la caractéristique la plus notable du commandant de Gaulle. D’Arras à Beyrouth, la plus forte impression qu’il ait faite est toujours venue de son talent de pédagogue, mettant un don littéraire et une érudition de savant au service d’une pensée forte, originale. Partout, on l’a vu accepter des conférences, donner des articles, proposer des idées et, chaque fois, exceller dans le genre. » De retour en France, le général publiera plusieurs autres ouvrages et recueils,  dont Vers l’armée de métier (Berger-Levrault, 1934), La France et son armée (Plon, 1938), Discours de guerre (1944 - 1945), Mémoires de guerre (Plon, 3 vol., 1954, 1956 et 1959), Mémoires d’espoir (Plon, 1970 et 1971), Discours et messages (Plon, 1970) et, à titre posthume, Lettres, notes et carnets (Plon, 1980-1988).

Enseigner de Gaulle au bac littéraire ?

En novembre 2009, cinq inspecteurs nationaux et régionaux de l’Éducation nationale se réunissent à Paris pour choisir quatre œuvres à inscrire au programme du bac L (littéraire) pour 2010-2011 : ils optent pour L’Odyssée d’Homère, Fin de partie de Samuel Beckett, Tous les matins du monde de Pascal Quignard et, dans la catégorie « Littérature et débat d’idées », pour… Le Salut (1944-1946), troisième tome des Mémoires de guerre du général de Gaulle, sachant que ce sujet sera au cœur de l’actualité en raison de la célébration des 70 ans de l’Appel du 18 juin et celle du quarantième anniversaire de la mort du général. Aussitôt, le SNES (Syndicat national des enseignants du second degré), classé à gauche, monte au créneau pour protester et exiger le retrait de De Gaulle du programme sous prétexte qu’il ne s’agit pas là d’une œuvre littéraire mais d’un témoignage historique – oubliant au passage que les textes de grands mémorialistes comme Saint-Simon font toujours autorité et qu’un Winston Churchill a obtenu en 1953 le prix Nobel de littérature pour ses Mémoires de guerre ! Plusieurs écrivains français s’interrogent à leur tour : quelles sont les motivations cachées d’un tel choix ? Raisons idéologiques pour « flatter la couleur politique du pouvoir en place » ? N’est-ce pas là une tentative de récupération sarkozyste de cet emblème de la droite, de cet homme providentiel capable de cristalliser le sentiment d’identité nationale ?

Un écrivain à part entière

La polémique finit par s’essouffler : la pétition lancée par le SNES ne recueille finalement que 1 500 signatures. Même la cosecrétaire générale du syndicat finit par admettre dans L’Express qu’elle « ne remet pas du tout en cause les qualités littéraires du général de Gaulle. La langue est belle, c’est vrai ». Beaucoup de bruit pour rien. En 1994, déjà, Aimé Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal, comprenant son fameux Discours sur le colonialisme, avait été mis au programme et causé des remous. Tout bien considéré, Les Mémoires de guerre du général ne sont pas un simple carnet de route informatif : la belle langue de l’auteur, pétrie de culture classique, son souffle épique, la construction rigoureuse de ses textes, l’harmonie de sa phrase, son sens de la formule (« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France »), ses métaphores suggestives (« La vieillesse est un naufrage », « Pour ressaisir les rênes, il eût fallu s’arracher au tourbillon », « Le système me semblait trop artificiel pour résister longtemps au bélier des événements, quelque appui qu’il reçut du dehors »…), ses descriptions pittoresques ou acerbes (« Staline, communiste habillé en maréchal, dictateur tapi dans sa ruse, conquérant à l’air bonhomme »), sa pensée forte, juste et visionnaire, justifient certainement qu’il figure dans la fameuse collection La Pléiade et qu’on l’accueille au sein de la famille littéraire au même titre que Malraux, Péguy ou Bernanos dont il était un grand admirateur – même si son ton lyrique et sa phraséologie trop classique, truffée de subjonctifs, peuvent parfois agacer le lecteur.

Au total, la polémique suscitée par l’inscription de l’œuvre du général de Gaulle au programme du bac L dans la catégorie « Littérature et débats d’idées » montre bien que les auteurs de cette initiative ont finalement été bien inspirés : l’inscription en soi aura provoqué en France un « débat d’idées » sur la relation entre histoire et littérature et sur la notion même d’écrivain qui va au-delà de toute espérance !





Retranscription du texte manuscrit :
Au R. Père de Bonneville
Respectueux hommage
Beyrouth, 27 juin 1930
C de Gaulle
 
 
D.R.
« J'invite les Libanais à créer et nourrir un esprit public, c’est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général »
 
BIBLIOGRAPHIE
Mémoires de Charles de Gaulle de Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1505 p.
 
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