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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Du nouveau sur Gibran
On croyait tout savoir sur Gibran Khalil Gibran. Mais le personnage est si complexe et ses archives si dispersées qu’on tombe sans cesse sur des éléments nouveaux susceptibles de mieux éclairer son parcours et son œuvre. Le Comité national Gibran confirme ce constat puisqu’il vient de publier Tourne la page mon garçon, un recueil de textes et de dessins inédits par l’auteur du Prophète.

Par Alexandre NAJJAR
2010 - 07

On ouvre avec suspicion ce recueil à la présentation impeccable. Peut-on publier les inédits d’un auteur sans porter atteinte à sa mémoire ? Pourquoi l’écrivain ne les a-t-il pas publiés de son vivant s’il les jugeait suffisamment aboutis ? En France, la sortie du dernier roman inachevé d’Albert Camus (Le premier homme, paru chez Gallimard) et, plus récemment, celle d’un livre inédit de Nabokov (L’original de Laura) ont fait couler beaucoup d’encre. Dans le cas de Gibran, pourtant, le lecteur devra se montrer plus indulgent : d’abord, parce que de nombreux livres de l’écrivain libanais ont été publiés à titre posthume comme Le Jardin du prophète et L’Aveugle. Ensuite parce que le comité de rédaction de Tourne la page mon garçon a soigneusement trié les inédits qui étaient à sa disposition pour n’en retenir que la « substantifique moelle », n’hésitant pas à mettre de côté les brouillons et les textes incomplets ou maladroits.


Des esquisses prometteuses

Commençons par le peintre Gibran. Les dessins qui figurent dans ce recueil ne sont certes pas comparables aux magnifiques toiles de l’artiste exposées au Musée Gibran de Bécharré, au Telfair Museum de Savannah ou au Museo Soumaya de Mexico, appartenant à la fille de Carlos Slim, mais ils sont d’un intérêt certain. Sur des cahiers d’écolier, Gibran adolescent multipliait les croquis au crayon noir, des dessins représentant des corps nus, tourmentés, enlacés, ou des anges sereins. Ces esquisses préfigurent bien les grands tableaux à venir et trahissent déjà la volonté de l’artiste de mettre en valeur la nudité, considérée comme l’expression la plus vivante de la beauté et de Dieu. Parmi les dessins publiés, on retrouve une femme couchée, sans doute Eve, qui contemple un serpent en se bouchant les oreilles ; Jésus en croix ; plusieurs centaures, qu’on retrouvera plus tard, fréquemment, dans son œuvre picturale ; plusieurs danseuses, qui attestent de la passion de Gibran pour cet art (il peindra plus tard Isadora Duncan) ; un villageois coiffé d’un tarbouche ainsi qu’un autoportrait (?) en tarbouche ; quelques portraits de femmes et d’hommes (dont Amin Rihani), sachant que Gibran lança à Paris une collection de portraits de personnages célèbres intitulée « Le temple de l’art » et, surtout, à l’encre, une vue de l’Ermitage, le studio de Gibran à New York, avec la tapisserie représentant un Christ aux yeux bridés (exposée actuellement au Musée Gibran, en face du tombeau) et les deux chandeliers. Ce qui frappe aussi dans ce recueil, c’est l’unité entre peinture et écriture, confirmée par la présence de nombreux dessins dans les marges des cahiers noircis de mots, unité qu’on retrouvera d’ailleurs dans Le Prophète et dans d’autres œuvres de Gibran où les illustrations de l’auteur accompagnent et prolongent les textes.

Une grande variété de textes


À côté des dessins, de très nombreux articles, fragments et aphorismes émaillent Tourne la page mon garçon paru dans le cadre de « Beyrouth capitale mondiale du livre ». On y trouvera d’abord l’un des rares textes de Gibran écrit en français, en l’occurrence la conjugaison du verbe cueillir, recopiée sur un cahier d’écolier à l’époque où il fréquentait le collège de La Sagesse. On y lira ensuite des textes qui soulèvent des questions existentielles (Qui es-tu Gibran ? ; Je suis né il y a quarante ans ; La fièvre du printemps est dans mon sang ; Ô mon frère ; Mon ami ; Lorsque j’étais un arbre ; Une qualité qui me caractérise ; Ô ma chambre ; Les tristesses et les joies ; Ô mon cœur ; L’inconnu…) ; certains où il célèbre la musique, l’art, la nature et la beauté (La musique, mère de la poésie ; Ô Art ; La nature majestueuse ; L’ère de la beauté) en réfléchissant sur le devenir de la langue arabe (Vous avez votre langue et j’ai la mienne) ; d’autres où, tout en se défendant de faire de la politique, il s’insurge, avec les formules virulentes qu’on lui connaît, contre tout ce qui conditionne ou emprisonne les êtres humains, et particulièrement ses concitoyens, (Vous vous réveillerez ; J’aime les gens rebelles ; Les murailles de Jérusalem se sont effondrées ; Aux Orientaux ; Qui sont ceux qui nous terrorisent ; Aux Syriens en Syrie ; Ce qui m’attriste et me fait rire…). Mais ce n’est pas tout : le livre réunit des hymnes à l’amour (Le temple de l’amour ; Le jour de sa naissance. Qu’est-ce que l’amour ?) ; des textes d’une grande spiritualité sur Jésus et Marie qui annoncent Jésus fils de l’homme ; deux textes relatifs aux Chaînes d'or, l’association qu’il présidera à New York ; des cartes postales envoyées à Gibran par Halim Damous et Youssef Torbey ; une lettre de l’auteur à son père ; une autre à son mentor de Bécharré, Dr Salim Hanna Daher ; une troisième à l’écrivain Mikhaïl Naïmeh ; deux autres à son cousin et ami d’enfance Nakhlé ; deux missives à Marie Yanni ; une lettre à June Boulos qui vivait à Port-au-Prince (Haïti) ; un texte destiné à May Ziadé ; un autre à propos de son ami Nassib Arida ; sans oublier une série d’aphorismes édifiants à la manière de ceux qui composent Le sable et l’écume.

Certes, certains passages paraissent inaboutis ou donnent une impression de déjà-vu (comme la formule « Honte à une nation dont chaque clan est une nation »), sans doute ont-ils été ultérieurement réécrits ou repris par l’auteur ; d’autres comportent des lacunes que Wahib Keyrouz, conservateur du Musée Gibran, s’est efforcé de combler, remplaçant les mots illisibles ou rectifiant les erreurs de syntaxe en prenant soin de les signaler en bas de page. Mais ces observations ne ternissent pas l’ensemble qui résume fort bien la pensée de Gibran, artiste à la fois révolté et visionnaire.

Sur sa tombe, l’auteur du Prophète a souhaité graver cette formule : « Je suis vivant comme toi… Ferme les yeux et retourne-toi. Tu me verras devant toi. » En refermant ce recueil d’inédits, force est de reconnaître que Gibran demeure plus vivant que jamais.

 
 
 
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