2018 - 03
Une bien étrange affaire, fort inhabituelle,
bruisse depuis longtemps au sein du petit monde parisien des collectionneurs de
manuscrits et livres rares, et ne semble pas prête à s’arrêter de le faire.
Elle est associée au nom de la société Aristophil, créée il y a quelques années
et à celui de son fondateur, M. Lhéritier. Celui-ci eut au cours des années 90
la lumineuse idée de faire des manuscrits littéraires, archives ou
correspondances de célébrités du domaine culturel ou scientifique, un objet de
placement fructueux comme d’autres le font avec des actions cotées en bourse ou
des immeubles. La souscription, par des épargnants sollicités à cet effet, de
parts de fonds d’investissement devait permettre de réunir les capitaux
nécessaires aux acquisitions par ces fonds, thématiques ou spécialisés, de
pièces significatives sur le marché. La hausse des cotes et la revente
programmée des éléments acquis quelques années après leur achat devait
permettre de verser un intérêt aux épargnants et de leur laisser entrevoir une
perspective de plus-value alléchante. On servirait à ces derniers un supplément
d’âme en leur assurant qu’au-delà d’un placement traditionnel, leur
souscription les rendrait détenteurs d’un morceau du patrimoine intellectuel du
pays dont ils participeraient ainsi à la conservation.
Plusieurs centaines de démarcheurs furent ainsi
chargés de vendre aux «?intéressés?» cette «?solution alternative de
diversification patrimoniale?», destinée à être mise en lumière par des
expositions et manifestations diverses et à bénéficier d’une fiscalité
avantageuse si les parts étaient conservées par le même acquéreur pendant au
moins cinq ans. De là, pour être le plus alléchant possible, à s’engager sur un
revenu minimum de l’investissement de 8% l’an et à un rachat des parts avec une
plus-value assurée, il n’y eut qu’un pas, qui fut fait. De là à surévaluer les
éléments acquis grâce à quelques complicités bien placées dans le milieu
professionnel, pour produire des cotes anormalement élevées dans les ventes aux
enchères, témoignant ainsi de hausses continues, et permettant de justifier à
leur tour les prix de souscription surévalués proposés aux épargnants, il n’y
eut qu’un autre pas, allégrement franchi lui-aussi (ne citons à titre d’exemple
que ce manuscrit d’Einstein acquis pour un peu plus de 500 000 $ et
introduit dans les collections pour plus de 20 M€?!). De là à ne pas s’arrêter
en si bon chemin et à revendre le moins possible (et pour cause?!), s’obligeant
en conséquence à utiliser les souscriptions nouvellement recueillies pour
financer tant les sorties demandées par les porteurs plus anciens que les
importants frais de fonctionnement de l’organisation (création d’un musée…), il
y eut encore un autre pas, impossible à éviter. Jusqu’au désastre, celui de l’étranglement
du système, de l’impossibilité de rembourser et de la révélation de leur
déconfiture aux épargnants crédules qui avaient fait confiance à ce nouvel
Eldorado à connotation culturelle. Certains d’entre eux, des braves gens,
souvent modestes, avaient confié toute leur épargne à Aristophil…
La Direction générale de la Concurrence, puis les
enquêteurs de la Brigade financière, saisis, ne purent autrement conclure qu’en
caractérisant la «?cavalerie?» ainsi mise en œuvre et en transmettant le
dossier à la justice. Celle-ci, depuis 2015, se débat avec le sujet et avec les
associations de porteurs qui, entre temps, se sont constituées pour faire
valoir leurs droits et réclamer une juste indemnisation. Ne connaissant pas le
milieu ni ses opérateurs, elle le fait maladroitement. Elle a à trancher le
sort de plusieurs milliers d’épargnants face aux 130 000 pièces
emmagasinées par Aristophil, mais se montre incapable de choisir les meilleurs
professionnels susceptibles de la conseiller, incapable de faire mettre en
œuvre les structures aptes à avancer le plus efficacement possible vers le
moins mauvais dénouement, incapable d’intéresser l’État à une solution de
sauvegarde passant par la création d’une société de défaisance pour indemniser
les épargnants à hauteur de la valeur réelle du patrimoine estimé d’Arsitophil
et permettre avec du temps la mise sur le marché de celui-ci dans des
conditions raisonnées et étalées. Non, au lieu de cela elle déclare la mise en
liquidation judiciaire d’Aristophil et mandate, pour organiser la vente
corrélative de l’ensemble des pièces, le Commissaire-Priseur Claude Aguttes,
professionnel connu mais qui n’est en rien un spécialiste des manuscrits et
dont l’étude, de surface moyenne, ne paraît pas adaptée à l’ampleur de la dispersion
requise. Car l’écoulement de cet ensemble finalement hétéroclite et inégal,
mais qui contient des pièces exceptionnelles, demandera trois cents ventes aux
enchères, ce qui, à raison d’une vente par semaine, devrait durer 6 ans et être
accompagné d’autant de catalogues destinés à présenter les pièces. Un travail
colossal si on veut bien le faire. Et une perspective qui affole les
professionnels du secteur, libraires, experts, maisons de vente, tout aussi
bien que les collectionneurs. Car le marché auquel on s’adresse est tout petit
et l’effet de saturation engendré par ces opérations risque de le plomber sans
appel, si la surabondance de l’offre écrase les prix pour une durée
indéterminée.
Une première vente dite «?inaugurale?» et censée
être emblématique a eu lieu fin décembre dernier. Regroupant deux cent pièces
représentatives de la collection, on en attendait 12 à 16 M€. Elle n’en a
rapporté que 3. D’une part parce qu’un tiers des lots n’ont pas trouvé preneur.
D’autre part parce que deux éléments majeurs, frappés in extremis d’une
interdiction de sortie de territoire, ont été retirés de la vente en vue d’une
éventuelle négociation de gré à gré?: le manuscrit des deux Manifestes du
surréalisme d’André Breton, et ses documents annexes, estimés ensemble de 4,5 à
5,5 M€, et le fameux rouleau du marquis de Sade, manuscrit intégral des 120
journées de Sodome, estimé à peu près autant (un prochain article sera consacré
à l’aventure romanesque de ce fameux rouleau). La Bibliothèque nationale de
France pourrait être intéressée par ces deux éléments à grande valeur
historique, encore faut-il se mettre d’accord sur un prix, qui peut être assez
éloigné de l’estimation proposée, et en trouver le financement. La seule pièce
importante ayant tiré son épingle du jeu est le manuscrit de Balzac Ursule
Mirouët, complet de ses 145 feuillets, parti pour 0,9 M€ sur une estimation de
0,8 à 1,2 M€.
Mystères, doute et précipitation, absence de
négociations préalables sur certains pièces susceptibles de faire l’objet de
ventes privées, médiocre scénarisation de la vente, pas de mise en lumière
internationale?: les conditions de l’échec étaient réunies. Depuis, plus rien,
aucun calendrier ni annonce des ventes à venir. Les épargnants ruinés
attendront. Nous aussi. Décidément, les chiffres ne font pas nécessairement bon
ménage avec les lettres.