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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
L'Olivier, l'oasis culturelle panarabe


Par William Irigoyen
2016 - 02
Dans « la cité de Calvin », quelques mètres seulement séparent la gare ferroviaire de Cornavin de la librairie de L'Olivier, située 5 rue de Fribourg. Implantée ici depuis 1980, elle est dirigée par Alain Bittar dont le parcours de vie explique à lui seul la naissance de ce lieu un peu particulier. Né en 1953 au Caire, l'homme à la barbe poivre et sel et dont les lunettes dissimulent de temps à autre un œil amusé est issu d'une famille syro-libanaise installée au Soudan. La Suisse l'a accueilli à l'âge de six ans. Scolarisé dans un pensionnat, il commence à éclore politiquement au contact d'un vieux curé dont la paroisse défend ardemment les thèses de la théologie de la Libération. 

Blessé de ne pas obtenir la naturalisation helvétique – ce qui contrecarre ses projets universitaires et donc son avenir professionnel –, le jeune homme de dix-sept ans décide de partir. Objet de la recherche ? Ses racines arabes. « À l'époque, je me demandais qui j'étais : chrétien, Soudanais, blanc, Suisse, Arabe ? Je suis parti en stop faire le tour de l'Algérie, de la Syrie. Et puis, il y a eu le Liban. Là-bas, j'ai fréquenté des Palestiniens. Certains étaient chrétiens, d'autres musulmans ou athées. » Le jeune homme suit alors des cours de langue. Mais les questions identitaires demeurent. Il rentre alors en Suisse et s'inscrit à l'Institut des hautes études internationales et du développement de Genève. En marge de son parcours étudiant, il achète « une petite arcade où il vend de la broderie palestinienne ».

Très vite, les livres s'invitent sur les étals de son petit commerce. Un de ses amis lui parle alors d'un lieu plus grand où il pourrait vendre plus d'ouvrages. « Lui qui m'avait trouvé ce premier lieu me dit alors que je dois me décider tout de suite ». Alain Bittar renonce à passer son diplôme de fin d'étude et crée sa librairie. Dans les rayonnages, aujourd'hui, Tahar Ben Jelloun cohabite avec Kaoutar Harchi, Inaam Kachachi trône à quelques centimètres de Youssef Ziedan. L'œil du visiteur peut tout aussi bien s'arrêter sur les ouvrages de Rabee Jaber ou de Najwan Darwish que sur un manuel intitulé Art Thérapie - Mille et une nuits - 100 coloriages anti-stress, un essai consacré à « La voie soufie » ou au rêve et à ses « interprétations en islam ».

L'œcuménisme qui règne ici est l'aboutissement d'une réflexion entamée durant son séjour libanais : « Ensuite, j'ai pris énormément de distance par rapport à la religion. Dès lors, j'ai voulu créer un espace dans lequel l'ensemble des populations de pays arabes pourraient se retrouver sans avoir l'impression qu'il y a un exclusivisme intellectuel, culturel ou religieux. » Une librairie laïque en somme ? « Oui », répond sans hésiter l'intéressé qui précise « avoir toujours considéré que le monde arabe se créait un problème à ne pas reconnaître l'importance et la richesse de sa diversité ». Et quand on lui demande si sa librairie symbolisée par un olivier, arbre n'appartenant ni exclusivement à l'Occident ni à l'Orient, peut être assimilée à un univers sublimé, il répond : « Au monde arabe tel que je voudrais qu'il fût. »

Mais un beau projet n'est pas forcément gage de rentabilité. Et la librairie a connu des périodes difficiles depuis sa création. On y a vendu beaucoup de cassettes vidéo avant que ce support ne soit relégué aux oubliettes. Les CD de musiques arabes (du classique à la pop contemporaine) n'ont plus fait recette dès qu'il est devenu possible de faire directement son marché sur des plateformes de téléchargement. Jamais à court d'une idée, Alain Bittar a longtemps contribué à la version arabe du mensuel français Le Monde diplomatique. Mais l'un des responsables du journal a soudainement décidé de s'adjoindre les services d'un autre « cercle d'amis ». « Il y a nécessité de toujours penser à l'avenir », lance-t-il. C'est pour cette raison qu'est né l'ICAM, l'Institut des cultures arabes et méditerranéennes situé au sous-sol de la librairie.

Ce jour-là, le visiteur pouvait apprécier quelques-uns des portraits réalisés par le peintre syrien Ali Omar. Mais les expositions ne sont pas les seules à drainer du monde. « Une fois par mois, il y a ce qu'on appelle un “café sagesse” : un rabbin converse avec un pasteur, un psy musulman ou un moine bouddhiste. Ils ne comparent pas leur dogme mais cherchent ce qui peut les rapprocher dans leur spiritualité mutuelle. » Régulièrement, de jeunes soufis viennent ici faire leurs prières. Et le maître des lieux de poursuivre : « Nous participons aussi à une association qui promeut l'apprentissage de l'arabe dans les écoles primaires publiques suisses. Les enseignants sont tenus de signer une charte de laïcité. C'est aussi une façon de créer du lien. » Bien plus qu'une simple librairie, L'Olivier est donc un lieu éminemment politique puisqu'il permet d'asseoir à une même table « des gens qui d'ordinaire ne se parleraient même pas ». 

Dresser des passerelles, permettre l'échange, privilégier ce qui rapproche sur ce qui divise : depuis le temps qu'Alain Bittar a fait sien ce triptyque, on imagine que la patrie suisse lui est forcément reconnaissante et qu'elle l'a depuis longtemps gratifié d'un passeport flanqué des lettres « C » et « H » pour « Confédération helvétique ». Erreur. « J'ai eu trois refus. Après avoir été apatride, je suis maintenant français. Je n'ai pourtant jamais habité dans l'Hexagone. Mais j'ai épousé une Française. » En 2006, le responsable de L'Olivier a été récompensé de la médaille « Genève reconnaissante ». Au moment de la remise du prix, l'intéressé a fondu en larmes. « Vous m'avez obligé à chercher mes racines », a-t-il lancé à l'assistance.

Ancré dans différents sols, Alain Bittar est donc tout sauf un « Français de souche », expression chère à l'extrême-droite qui des deux côtés du lac Léman a le vent en poupe. « Je suis terriblement sensible à la crispation identitaire. Cette librairie est un garde-fou. Je redoute qu'un jour elle ferme ses portes. Et qu'elle cède la place à une autre librairie » diffusant l'intégrisme et l'intolérance. Pour l'instant, tel le roseau, l'olivier, arbre symbole de paix, plie mais ne rompt pas. Pour combien de temps encore ?


 
 
D.R.
« Le monde arabe se crée un problème à ne pas reconnaître l'importance et la richesse de sa diversité. »
 
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