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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
De quoi survivre


Par Jabbour Douaihy
2006 - 08
Déjà que rien n’était simple, alors quand tout se complique...

Comment écrire si on n’arrive pas à se libérer de ce zapping effréné entre ruine et mort, entre un gros plan sur le visage en sang d’un enfant paniqué et un panoramique sur des immeubles éventrés ? La guerre sur petit écran a tout d’une dépendance. Plus il y en a, plus on en veut. Sinon pourquoi ce sentiment de malaise, de petite frustration si la bande qui défile au bas de l’écran tend à se répéter?  Sinon pourquoi reste-t-on prostré à suivre en direct ce qu’il y a de plus prévisible : raids israéliens, victimes civiles, riposte du Hezbollah, Safad, Haïfa, Tyr, Haret Hreik. Sans la légende au bas de l’image, on confond tout, les décombres et les visages. Mais on a parfois envie, besoin aussi, d’un arrêt sur image. Scruter une de ces innombrables tragédies, une seule, la mort de la jeune photographe « indépendante » ou cet homme  enseveli sous sa maison avec sa main morte qui dépasse, on voudrait choisir une de ces victimes et ne penser qu’à elle toute la journée, imaginer ses rêves, la substituer à la consommation d’images ensanglantées, en faire « le » drame, essayer de partager son agonie, revoir en quelques secondes le fil de sa courte vie, mourir avec elle...

On voudrait aussi d’une petite trêve pour prendre du recul, pour nous dire qu’avec cette dernière guerre, la violence armée au Liban n’est plus une parenthèse qui interrompt le cours normal de la vie. Non, ce sont plutôt les accalmies qui auront été des parenthèses. Le cours normal, c’est ça : la désolation et la ruine. Ça en devient pervers, ça finit par vous donner du plaisir, un pays en perpétuelle reconstruction, on voudrait croire qu’on est mieux lotis que les sociétés en béatitude de paix. On en arrive, faute de perspective de vie, à nous complaire dans notre côté Sisyphe... Attention, la culture jihadiste de la mort est contagieuse, elle nous entraîne, elle nous séduit de Bagdad à Gaza. Qui se donne la mort force l’admiration, c’est aberrant mais ça marche. à quoi bon, alors, un pays « libéré » ? On s’y ennuie,  ramenons l’occupant, le revoilà, repartons de plus belle. Le plaisir de la reconquête. Bint Jbeil, bourgade nonchalante sous le soleil, qui en voudrait?
    
Une petite accalmie aussi pour nous plaindre quand même. Une plainte interminable. Notre pays est fragile. Organiquement, historiquement. Depuis le berceau. Malformé, trop petit ou trop grand. Un pays à refaire tous les matins. Et pourtant, il est toujours là, il en a reçu des coups, il tient encore, il tiendra toujours. Le roseau. Ce n’est sans doute pas une démocratie idéale,  mais c’est au moins un État nature que ces politiques tant décriés par des populistes en herbe ont su redoser à Taëf. Ce que des hommes en complet-veston et parfois en tarbouche, port de tête tout en civilité, Béchara el-Khoury, Riad Solh ou Sélim Takla ont instauré en équilibre délicat, ouverture sur l’autre, en 1943, les putschistes en treillis, nassériens ou baassistes vite recyclés dans le système mafieux, ceux en keffieh,  désespérés palestiniens ou desperados en faux uniforme, les gradés sionistes en manches de chemise retroussées et le béret dans l’épaulette pour faire décontracté, ou les duodécimains enturbannés à la va-vite, ne pourront jamais le détruire. C’est comme une boule de verre qu’on remue : le paysage disparaît dans la poussière des flocons,  mais dès que tu la reposes, le petit château ne tarde pas à se reconstituer. Château de pacotille, mais château quand même, où nous avons su, quelquefois, vivre, aimer et écrire.

 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166