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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
Les fous du livre au Liban
À l’heure où l’avenir du livre est menacé, les bibliophiles font figure de résistants, d’esthètes. Quel est le profil du bibliophile libanais ? Que recherche-t-il à travers sa passion ? Enquête chez « les fous du livre ».


Par Nicole HAMOUCHE
2007 - 02

« J’étais à la recherche d’un supplément d’être qu’on appelait à l’époque, à la suite de Bergson, un supplément d’âme », écrit Pharès Zoghbi éminent avocat et bibliophile. « Ce dépassement de soi », c’est  la lecture qui le lui a apporté : pendant plus de cinquante ans, il a filé le parfait amour avec les livres avant de faire don de sa bibliothèque de 50 0000 volumes à l’Université Saint-Joseph… Nombreux sont ceux qui, comme lui, sont de véritables « fous du livre ». Médecins, banquiers, hommes politiques, avocats, ils entretiennent avec le livre un rapport amoureux : ils en apprécient l’odeur, l’aspect, le toucher ; ils en dépendent. Dans les années 40, ces bibliophiles avaient même fondé une association baptisée « Les Amis du Livre » qui imprimait avec soin de beaux livres comme La Soirée des proverbes de Georges Schéhadé illustré par le peintre Farid Aouad.

Des chasseurs de livres


S’il fallait classer les bibliophiles, on pourrait distinguer les « amateurs de livres rares et précieux » – la définition du Larousse – d’une part, comme Camille Aboussouan, érudit et ancien ambassadeur du Liban à l’Unesco, et, de l’autre, les amoureux du livre en général, comme le suggère l’étymologie du terme (biblio : livre, philos : amour).  Certains sont francophones, d’autres arabophones comme Abdo Mourtada Husseini à Baalbeck ou Issa Iskandar Makhlkouf à Zahlé qui ont amassé des milliers d’ouvrages en arabe, dont des éditions rares du Coran. Ils fréquentent assidûment les quais de la Seine, les salles de vente à Paris ou à Londres, le parc Georges Brassens, les Salons de livres anciens (au Liban, l’Université Saint-Esprit de Kaslik en organise un depuis peu) ou les librairies parisiennes spécialisées où il leur arrive de se croiser ou de faire connaissance. Ils font parfois appel à des courtiers comme Bader el-Hajj, qui propose ses services aux plus importants collectionneurs du monde arabe, ou s’approvisionnent localement chez des marchands de livres anciens comme Habib Abi Haila, propriétaire de Bibliopolis, rue Sursock. Soucieux de posséder l’intégralité d’une collection, ils se retrouvent parfois à traquer le livre manquant ou le numéro épuisé d’une revue ou, tout simplement, un ancien livre qui les a marqués. Aussi bien Camille Aboussouan que le député Fouad el-Saad et, dans la nouvelle génération, Sami Nader sont rompus à cet exercice : la chasse peut durer plusieurs mois et exige parfois de longues recherches sur Internet ou même des voyages. Il en résulte des bibliothèques d’une richesse exceptionnelle comme celle de Fouad el-Saad. Féru d’histoire et d’archéologie, celui-ci a réuni plus de six mille volumes de livres anciens et classiques : le Liban des XVIIIe et XIXe siècles, l’histoire des maronites, l’Orient chrétien, l’islam, les croisades, la  mythologie, l’histoire ancienne, le conflit arabe, la guerre du Liban, mais aussi la France napoléonienne… Dans sa bibliothèque, l’Histoire des croisades de Michaux, illustré par Gustave Doré et acheté à l’Hôtel des Ventes de Drouot, côtoie des livres aujourd’hui introuvables comme le Précis de l’art arabe de Bourgoin ou les Ruines de Baalbeck et les Ruines de Palmyre de Wood datant de 1757, et de superbes collections de livres (Les Belles Lettres, Mazenod, la Pléiade) ou de revues (Historia, Confluences, Esprit, al-Machrek)… Esthète, « sensible aux illustrations, au beau papier », « aimant le livre comme contenant et comme contenu », Fouad el-Saad est capable de disserter sur chacun de ses livres – qu’il ne prête jamais au demeurant. De son côté, le Dr Roland Tomb va jusqu’à ramener avec lui de Paris les peaux et le papier vénitien ou florentin destinés à la reliure, sachant que la plupart des grands relieurs du Liban ont disparu. Les milliers de livres qu’il possède – il n’en connaît pas lui-même le nombre exact ! – sont éparpillés entre la maison de famille à la montagne, son propre domicile et celui de ses parents. À côté de la médecine, le Dr Tomb s’intéresse à la théologie, aux langues sémitiques et à l’histoire du Liban. « J’achète tous les livres qui se rapportent à ce sujet », souligne-t-il. À l’évidence, le Liban suscite l’intérêt de tous les bibliophiles libanais. Le Moyen-Orient, l’orientalisme, les chrétiens d’Orient sont aussi des constantes... La bibliothèque de Camille Aboussouan faisait référence en la matière. Elle comptait, avant d’être pillée pendant la guerre en 1978, 12 000 livres précieux dont l’édition princeps du Voyage en Orient de Lamartine, la Charte des croisades, un Sébastien Münster du XVIe siècle, mais aussi les grands illustrés par Monet et Fragonard, du XVIIIe siècle… À l’époque, il n’hésitait pas à débourser 200 000 à 300 000 FF pour l’achat d’un seul livre. Idem pour Pharès Zoghbi qui ne rechignait pas à s’offrir une Divine Comédie illustrée par Botticelli ou un Don Quichotte illustré par Gustave Doré… Comme l’affirme Philippe Jabre, « les  bibliophiles sont prêts à débourser des sommes déraisonnables !» Mais les temps changent et M. Aboussouan, qui réside en France, s’est vu contraint à céder une patrie de son patrimoine. Deux mille de ses précieux livres ont été mis aux enchères chez Christie’s en 1993 : ils ont été acquis par 125 acheteurs du monde entier pour la somme de 2 millions de dollars. Ghassan Tuéni et l’architecte Antoine Maamari, tous deux grands bibliophiles, avaient alors exhorté l’État libanais à se porter acquéreur de ce fonds. À l’instigation du gouvernement, Issam Pharès et le bijoutier Robert Moawad avaient repris une partie des livres : 700 d’entre eux sont actuellement exposés au musée Moawad à Beyrouth. À leurs côtés, un financier quadragénaire, Philippe Jabre, bibliophile profondément attaché au Liban, a participé à la vente et acquis des ouvrages vieux de cinq siècles, les premières bibles en arabe et des livres en syriaque.

Collectionneurs et humanistes

Recenser tous les bibliophiles libanais est impossible  : citons, entre autres, Fouad Debbas et Gérard Khoury, qui ont découvert des livres et manuscrits anciens d’une valeur inestimable, l’ambassadeur du Liban en Espagne, Samir Moubarak, qui détient plusieurs milliers d’ouvrages sur le Proche-Orient, Rami Corm, fils du poète Charles Corm, qui possède 40 000 ouvrages accumulés par son père entre 1930 et 1963 –  « une bibliothèque d’humaniste », selon ses propres termes, avec tout l’éclectisme que cela suppose : des livres d’art, des atlas, de la littérature française, de la philosophie, des livres sur la musique, sur les plantes et les fleurs, des revues d’architecture… ou encore Antoine Maamari qui a constitué un fonds exceptionnel sur le Moyen-Orient – 800 livres anciens, allant du XVIIe au XIXe siècle, de très belle facture, entretenus avec le plus grand soin – et qui s’interroge aujourd’hui sur le meilleur moyen pour mettre sa bibliothèque à la disposition du grand public, sachant que le projet de Bibliothèque nationale est encore embryonnaire. Certains, comme Hyam Mallat, Farès Sassine et bien d’autres, sélectionnent sans excès les ouvrages rares susceptibles de satisfaire leur curiosité intellectuelle. Leur bibliophilie participe de ce « processus évolutif et humanisant », selon la formule de Pharès Zoghbi, auquel ils aspirent en permanence, et leurs bibliothèques ne font que les raconter. « C’est ma tanière », avoue l’ancien député Camille Ziadé, chez qui l’on trouve le Canon de médecine d’Avicenne en arabe, imprimé à Rome en 1592. Cet espace physique, alimenté au fil d’une vie, devient un espace intime où se retirent avec délectation, pour mieux en ressortir, ces grands humanistes que sont les bibliophiles libanais…

 
 
D.R.
La chasse peut durer plusieurs mois, exige parfois de longues recherches et des voyages
 
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