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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête

Depuis Les Mille et Une Nuits, l’érotisme est toujours présent dans la littérature en Orient, mais sous des formes plus ou moins voilées. Où en sommes-nous aujourd’hui?? La sexualité est-elle considérée, dans les lettres arabes, comme un sujet tabou?? Les romancières arabes peuvent-elles tout dire?? Réussissent-elles à échapper à la censure??


Par Rana Khoury
2007 - 06


Bercé par les contes des Mille et Une Nuits,  pilier du romantisme et de l’érotisme dans l’histoire de la littérature orientale, l’imaginaire collectif des Arabes hume dans Aladin, Ali Baba ou Sindbad un parfum de sensualité, de magie et d’amour. Cela remonte au VIII ou IXe siècle. Treize siècles plus tard, le monde arabe donne le sentiment de marcher contre l’histoire. Certes, l’érotisme occupe toujours une place dans la littérature arabe contemporaine. Les romanciers Élias Khoury, Rachid al-Daïf, Mohammad Chukri, Ala’ al-Aswani, Ilham Mansour, les poètes Abdo Wazen, Joumana Haddad, parmi d’autres, ne rechignent pas à aborder des sujets audacieux touchant à la sexualité. Certains emploient même l’érotisme dans un but didactique, voire religieux, comme Malek Chébel, qui  publie à Paris le Kama-Sutra arabe, qui dissipe certaines idées reçues sur l’amour dans l’islam.  Mais le mur de la réalité se dresse toujours face à la liberté d’expression.

Entre guerres et fanatismes, la schizophrénie semble s’installer chez grand nombre de jeunes Arabes où la conciliation entre modernisme, liberté (ou libertinage) et le monde dans lequel ils vivent semble difficile à gérer. Parler d’érotisme ne semble-t-il pas inapproprié face à une existence où s’entremêlent quotidiennement morts et douleurs?? L’érotisme  ne sous-entend-il pas une sensualité qui émanerait des femmes?? Or la femme arabe, connue par sa coquetterie, sa grâce, son charme, ce kehel noir sur les yeux qui laisse fantasmer les hommes du monde entier, est souvent réduite à l’état d’objet. Comment donc évoquer l’érotisme quand la femme n’est même pas envisagée comme protagoniste?? L’érotisme fait partie de la vie. C’est une forme d’expression proche de la danse?; on danse lorsque l’on est heureux, triste, irrité, excité, révolté…?Il va donc au-delà d’une simple touche artistique, d’un simple outil de plaisir, d’un simple but didactique, pour devenir une forme de combat. Deux grands faits du monde culturel arabe peuvent en témoigner?: la censure de textes érotiques, et l’anonymat des auteurs, surtout chez la gent féminine. Face aux grands tabous de notre monde arabo-musulman, tels la virginité, l’adultère ou tout simplement la femme libre, grand nombre de romancières préfèrent écrire sous un nom d’emprunt. La Marocaine Nedjma a choisi un pseudonyme pour publier son premier livre?: L’Amande, roman érotique qui relate le vécu d'une femme musulmane. L’Arabie saoudite voit également une profusion d’auteurs féminins anonymes. Tout récemment un roman intitulé?al-Awba, (La Horde) a beaucoup fait parler de lui et de son auteur Warda Abdel-Malik (pseudonyme)?: les scènes érotiques qu’il décrit sont en effet des plus osées. Autre roman, celui de Siba al-Hirz, toujours aussi anonyme, ?al-Akharoun (Les Autres) qui n’est pas moins audacieux.

Mais les femmes n’abordent pas toujours l’érotisme sous un masque. Tel est le cas d’Ahlam Moustaghenemi, romancière algérienne résidant à Beyrouth, dont le livre ?Zakirat al-Jasad (Mémoire de la chair), a été traduit dans plusieurs langues, dont le français (chez Albin Michel). Les romans de Moustaghenemi sont vendus à des centaines de milliers d’exemplaires, mais seront interdits dans plusieurs pays arabes. Triste ironie… De son côté, Raja’ al-Sanih, romancière saoudienne, auteur de Banat al-Riyad?(Les filles de Riyad), a non seulement osé surmonter les interdits, mais a également marqué un tournant dans la littérature féminine du royaume wahhabite.
La censure reste l’un des principaux obstacles à l’émancipation de la littérature arabe. C’est pourquoi la?plupart des romans audacieux sont publiés en Europe ou au Liban où la censure  est relativement moins suffocante que dans les autres pays arabes, et circulent parfois sur Internet, outil indispensable de nos jours pour échapper aux ciseaux de Dame Anastasie. Accusées souvent de faire outrage à la religion ou de manque de pudeur, ces femmes continuent malgré tout à écrire? et, le plus souvent, racontent leurs propres vies, leurs corps, leurs histoires. Des histoires qui peuvent être le miroir d’autres vies, d’autres malheurs – ceux de leurs lectrices. Nombre de critiques littéraires emploient volontiers le terme «?vulgarité?» pour qualifier, chez quelques-unes de ces romancières, un érotisme facile qui cherche le scandale et le succès rapide. Il est vrai que certains écrits paraissent crus et obscènes, mais un extrémisme a peut-être besoin d’un autre pour être combattu. Notre environnement qui se referme et qui voit sa liberté de plus en plus  bridée n’a-t-il pas besoin d’une «?culture de choc?»?? Pour Ahlam Moustaghenemi, «?il n’y a pas de??littérature en dehors de l’interdit?», mais, précise-t-elle, «?faire scandale est chose très simple, le vrai défi, c’est de faire de la littérature… Nous sommes passés  directement de l’état de frustration à l’état de débordement?: il y a aujourd’hui une surenchère de romancières à scandale dans le monde arabe. L’acte sexuel est connu de tous, pourquoi l’aborder d’une façon si crue, alors que la mission de l’écrivain est de faire rêver???» À ses yeux, si son roman Mémoire de la chair en est à sa 22e édition et s’il s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires, c’est justement parce qu’il a su éviter le piège de la vulgarité. Évoquant la censure, elle confirme en avoir été victime?:?«?Zakirat al-Jasad a été interdit avant même d’être lu parce que le titre contient le mot “corps”, et qu’il est écrit en arabe.?» Mais, en 2003, ce même livre a fait partie du programme du baccalauréat français au Liban?! «?Dans le monde arabe, le romancier doit agir comme un passeur?; il doit savoir rouler les censeurs… ?Se faire de la publicité à travers un roman interdit est très simple, le plus dur est de faire passer des messages politiques et sociaux au nez et à la barbe des autorités, des censeurs et… des maris?!?»  Écrivain du désir et non du plaisir, comme elle aime se nommer, Ahlam Moustaghenemi se dit heureuse de savoir qu’on offre ses romans sans en avoir honte ou qu’on s’échange même des SMS d’amour inspirés de ses écrits…

L’érotisme est une escapade vers un monde de rêve, de plaisir, de beauté. Dans le monde arabe, il apparaît aussi comme une fugue vers la liberté.

 
 
© milia m (collection été 07) / Alexandre Medaw
La femme arabe, connue par sa grâce, son charme, ce kehel noir sur les yeux qui laisse fantasmer les hommes du monde entier, est souvent réduite à l’état d’objet
 
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