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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête

Avec sa reliure en cuir pleine peau et dorée à l’or, la Bibliothèque de la Pléiade constitue une référence en matière de prestige, de qualité rédactionnelle et de reconnaissance littéraire des auteurs. Enquête sur une collection majeure de l’édition française.

Par Lucie GEFFROY
2007 - 12
En 1931, un jeune éditeur indépendant, Jacques Schiffrin, crée une collection innovante, la Bibliothèque de la Pléiade, ayant pour objectif d’offrir au public des œuvres complètes d’auteurs classiques en format poche. André Gide et Jean Schlumberger, créateurs de la Nouvelle revue française (NRF), s’intéressent au travail de ce nouvel éditeur et intègrent cette collection aux éditions Gallimard en 1934. Le premier exemplaire à paraître est le premier tome de l’œuvre de Baudelaire. «?Dès le début, la Pléiade a constitué l’alliance d’un texte littéraire de référence et d’un appareil critique de haut vol, le tout ramassé dans un livre compact, solide et élégant?», affirme Pierre Assouline, romancier et biographe de Gaston Gallimard. Assez vite, quelques ouvrages contribuent au succès de la collection. Les Œuvres poétiques complètes de Verlaine (1938), Les Œuvres de Saint-Exupéry (1953), À la recherche du temps perdu (1954) de Proust. D’abord consacrée à la littérature française puis étrangère, la collection se lance, à partir des années 1960, dans l’exploration de nouveaux corpus?: textes sacrés, classiques asiatiques, textes philosophiques, etc. Depuis 76 ans, forte de ses 539 titres, elle incarne la fine fleur de l’édition française. Son aura est telle qu’être publié dans la Pléiade équivaut désormais à faire son entrée dans le patrimoine mondial de la littérature. Trois heureux élus ont eu le privilège d’être «?pléiadisés?» de leur vivant?: Julien Gracq, Julien Green et Nathalie Sarraute.

«?Notre meilleur comité de lecture, c’est le temps?»

Face à un tel enjeu, il est bien légitime de se demander qui décide et surtout comment un auteur devient persona grata aux portes de la Pléiade. Dans les couloirs étroits de la collection, aux éditions Gallimard à Paris, on se s’épanche point trop sur le pourquoi du comment. Ici, pas de commission de sélection, de «?long?» ni de «?short lists?», ni de vote à bulletin secret comme pour le Nobel. «?Nous sommes dépositaires d’une tradition. Notre meilleur comité de lecture, c’est le temps?», souligne Hugues Pradier, directeur éditorial de la collection depuis dix ans. C’est lui qui, entouré d’une dizaine de personnes (écrivains, éditeurs, membres historiques de la maison Gallimard – parmi lesquels l’écrivain Philippe Sollers) décide de l’évolution du contenu du catalogue, même si, en dernier lieu, c’est le directeur de la maison, Antoine Gallimard, qui tranche. «?Notre mission consiste à consacrer plus qu’à faire découvrir. Il faut que les auteurs que nous publions puissent potentiellement être lus dans encore 30 ou 40 ans et, pour cela, ils doivent être doués d’indéniables qualités littéraires?», poursuit Hugues Pradier. Les responsables de la collection ne prêtent que peu d’attention aux multiples propositions d’universitaires passionnés désireux de promouvoir leur romancier fétiche.

Caisse enregistreuse de grands classiques??

Quand une idée émerge – si possible en prévision de l’actualité littéraire ou des anniversaires de romanciers –, la collection consulte les plus grands experts en la matière afin d’élaborer un projet éditorial. Une fois le projet défini, Gallimard commande l’appareil critique aux meilleurs spécialistes de l’auteur en question. La publication d’un volume peut nécessiter plusieurs années de travail, surtout quand il s’agit de Correspondances, comme c’est le cas pour Flaubert, mais Gallimard met un point d’honneur à publier chaque année onze titres. Pas un de plus, pas un de moins. Montaigne, Verlaine, Proust, Camus, etc. La Pléiade n’est-elle au final qu’une simple caisse enregistreuse de grands classiques?? «?Non, proteste Hugues Pradier, il nous arrive de promouvoir des auteurs moins évidents qu’un Breton ou un Céline. Il y a quelques années, nous avons publié le Suisse Charles-Ferdinand Ramuz.?»

La littérature étrangère a toujours eu sa place dans la Pléiade. Mais on ne peut que regretter la sous-représentation de la littérature arabe dans une collection qui revendique le fait de couvrir la littérature mondiale?: Les Mille et une nuits, gros succès de librairie, Les œuvres d’Ibn Khaldun et Les Voyageurs arabes – Ibn Jubayr, Ibn Fadlan et Ibn Battuta, c’est tout. «? Le plus difficile pour le monde arabe, justifie Hugues Pradier, c’est de trouver une édition qui puisse avoir un retentissement en France. Une anthologie de la poésie arabe serait envisageable, mais nous préférons mettre en évidence des auteurs. Le tour de Naguib Mahfouz, Adonis ou Mahmoud Darwich viendra sûrement un jour. Encore une fois, laissons le temps faire son œuvre.?»

Quel avenir pour la Pléiade??

Officiellement, la collection s’adresse au grand public. Dans les faits, ses acheteurs sont pour la plupart des universitaires, des enseignants, des écrivains, des bibliophiles, des amateurs de littérature éclairés, etc. Car acquérir un volume à un prix allant de 50 à 80 euros n’est pas à la portée du premier venu. «?Si vous calculez le prix à la page, sachant que nos volumes avoisinent souvent les 1 800 pages, ça revient moins cher qu’un Folio à 2 euros. Sans compter l’apport inestimable de nos introductions critiques?!?» se défend Hugues Pradier. Contrairement à toute une partie du secteur du livre (romans, encyclopédies, dictionnaires), la Pléiade ne semble pas inquiétée par la grande révolution technologique de ce début de siècle?: la numérisation des données. «?Il ne faut pas oublier que la Pléiade, c’est la rencontre d’un contenu et d’un objet. Je vois mal comment cette rencontre pourrait avoir lieu dans l’univers numérique. Et j’ose espérer que l’omniprésence du numérique ne sera pas sans influence sur le désir que les nouvelles générations éprouveront pour l’objet livre?», analyse Hugues Pradier. Car l’aspect esthétique du livre est déterminant?: le caractère Garamond 9, la reliure en peau, la dorure à l’or, le format (11.5 x 17cm) et le papier bible chamois de 36 grammes qui offre une légèreté permettant de tenir les 2 304 pages des Œuvres romanesques de Sartre en un volume, le plus gros de la collection, dans le creux de la main. La reliure – moitié du prix de revient d’un livre – est réalisée depuis toujours par les ateliers Babouot, à Lagny, en région parisienne. Chaque année, ils reçoivent 35?000 m2 de peau tannée issue de 45?000 moutons néo-zélandais. Que soient ici remerciées ces braves bêtes?: elles contribuent à faire de la Pléiade cette collection mythique que les éditeurs du monde entier envient à la France?!

 
 
 
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