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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête

La Qadicha – ou Vallée sainte – a toujours été une source d’inspiration pour les voyageurs, écrivains et peintres libanais comme Gibran ou Saliba Douaihy. Quelle est la dimension esthétique de cette vallée envoûtante?? Et quel impact a- t-elle eu sur les œuvres de nos artistes??

Par Antoine DOUAIHY
2008 - 08
La Qadicha est le véritable cœur géographique, spirituel et culturel du Mont-Liban historique. Elle est constituée de deux vallées, celle de Qannoubine surplombée par Bécharré, et celle de Kozhaya, par Ehden. Dans la première coule Nahr Qadicha, dans la seconde, Nahr Mar Sarkis. Les deux vallées, avec leur cortège de rivières, de cascades et de cours d’eau, se rejoignent au pied du grand escarpement de Madinat el-Râs, s’unissant dans leur descente vers Kousba.

Pays de grottes, de cellules isolées, d’églises et de monastères, autant de nids d’aigle quasi inaccessibles, terre de patriarches, de saints, de martyrs, d’anachorètes, de moines, d’ermites, de mystiques, de pèlerins, d’érudits et de copistes, la Qadicha est le grand témoin d’un peuple farouchement attaché à son identité et à sa liberté. De même, cette vallée a été la base des premiers liens entre l’Europe et le Levant dans les temps modernes, avec la fondation, en 1584, du Collège maronite de Rome. La Qadicha a également abrité la première imprimerie (Kozhaya, 1610) et la première école (Hawqa, 1624) d’Orient. Elle est devenue le point d’intersection privilégié de trois grandes cultures?: syriaque, arabe et latine.

Par ailleurs, c’est à partir de la Qadicha que l’alliance historique entre l’Église maronite et les princes Maan, puis Chéhab, a été scellée, alliance fondatrice de l’entité libanaise.

La dimension esthétique
Ces aspects spirituels, culturels et sociopolitiques, ne doivent pas, toutefois, éclipser la dimension esthétique de la Qadicha, source d’inspiration littéraire et picturale.

En effet, le cadre grandiose de cette vallée entourée de montagnes majestueuses aux cimes éternellement enneigées, bordée de forêts et de villages pittoresques, couronnée par les cèdres, abritant une vie champêtre paisible et active, avec le bleu de la Méditerranée pour ligne d’horizon, a inspiré de tout temps voyageurs, dessinateurs, poètes, écrivains, peintres et photographes. Depuis le Moyen Âge jusqu’au début du XXe siècle, des centaines de voyageurs et de dessinateurs européens ont décrit les paysages, les personnages et les scènes de vie de la Qadicha.

Plus proche de nous, cette vallée a eu un rôle majeur dans la vie et l’œuvre de deux grands créateurs libanais?: l’écrivain et peintre Gibran Khalil Gibran, né à Bécharré en 1883, décédé à New York en 1931, et le peintre Saliba Douaihy, né à Ehden en 1909, décédé à New York en 1994, l’un fils de Qannoubine, l’autre de Kozhaya.

L’on peut dire sans exagération, que le génie de Gibran, comme celui de Douaihy, réside en grande partie dans leur profonde intériorisation de la vallée de la Qadicha au cours de leur enfance et de leur première jeunesse. La Qadicha est devenue pour toujours la vallée de leur âme et l’inépuisable source de leur puissance créatrice.

Gibran?: poétique d’un espace
Ce qui reste, ce qui restera de Gibran, ce n’est pas en premier lieu le contenu cognitif, philosophique ou moral, de son œuvre écrite, ni sa révolte sociale et culturelle, mais son univers esthétique, où se révèlent son imaginaire, sa sensibilité, son mystère et surtout son style, la langue de son âme, plus la transfiguration dans ses textes de la nature de la Qadicha et du Mont-Liban, associée aux diverses aspirations de son être.

Lorsqu’il situe ses contes et ses personnages autour de la vallée de la Qadicha (Martha la Banaise, Jean le Fou, Khalil le mécréant, Confidences entre esprits, Le retour de l’amant, La tempête, Satan…), ou ailleurs dans son Liban, tout se trouve baigné dans cette symphonie gibranienne de la nature qui contribue à l’unité esthétique profonde de son œuvre, tout autant que son style au rythme et aux accents fort particuliers, imprégné de la langue et de la sensibilité des psaumes bibliques.

De même, les ombres de la Qadicha hantent la peinture symboliste de Gibran. Chaque fois que ses personnages se trouvent situés dans un cadre naturel, ce sont les paysages de la vallée qui reviennent, mais cette fois-ci assombris, graves, réduits à leurs formes premières, unis à un ciel crépusculaire, du soir ou du matin, en contraste avec la blanche et fragile nudité des corps humains.

La vallée de la Qadicha et le Mont-Liban n’ont jamais quitté l’esprit de Gibran tout au long de sa vie. Nous les retrouvons partout dans sa correspondance comme dans ses propos. Les exemples à ce sujet abondent à toutes les étapes de son existence, depuis sa lettre à son cousin Nakhlé le 15 mars 1904, et son autre longue lettre du 28 mars 1908 à son ami Amin Ghorayeb, jusqu’à la veille de sa mort le 10 avril 1931, faisant à Abdul Massih Haddad cet aveu?: «?Je n’ai d’autre souhait que celui d’être enterré au bord de la Qadicha.?»
L’obsession de Saliba Douaihy
Cette même hantise de la Qadicha a toujours occupé l’esprit du peintre Saliba Douaihy. Une année seulement avant sa mort, à l’occasion de l’exposition que l’Institut du monde arabe à Paris lui a consacrée en 1993, Gaston Diehl cite à son sujet?: «?Ehden, son village natal, se situe au débouché de la vallée Qadicha, et il a tout loisir pour y contempler, agrippé aux pentes abruptes, le monastère de Saint-Antoine Qozhayya. Ce haut lieu réputé, niché au cœur de la montagne et dont les perspectives lointaines s’ouvrent sur la mer, devient pour lui un symbole visuel et spirituel.?» Puis, il ajoute?: «?Ce singulier attachement à toute la région de son enfance, qui ne fera que s’accentuer à travers les années, tend à devenir un point de fixation emblématique dont il tire un admirable parti dans sa stylisation formelle et son orchestration colorée d’une si majestueuse tenue.?»

En effet, la Qadicha est pour Saliba Douaihy ce que sont les Nymphéas de Giverny pour Claude Monet. À cette différence près?: la fixation du maître de l’impressionnisme se limite à ses dernières années, tandis que celle de Douaihy s’étend à toute sa vie.

Considéré comme le meilleur représentant de la peinture libanaise et moyen-orientale du XXe siècle, Douaihy a connu une longue carrière artistique d’une soixantaine d’années, depuis sa première arrivée à Paris en 1932 jusqu’à sa mort à New York en 1994. Contrairement à Gibran qui a maintenu, toute sa vie, un même style littéraire et pictural, Douaihy s’est aventuré dans une perpétuelle recherche esthétique, une longue quête d’absolu qui l’a conduit du classicisme, à l’impressionnisme, à la peinture abstraite. Il a cependant maintenu la continuité et l’unité sans faille de son monde intérieur et de son univers thématique, axé sur la Qadicha et le Mont-Liban, et profondément marqué par la nature, la vie et la spiritualité de sa terre natale.

À son retour de Paris en 1936, après y avoir poursuivi des études à l’École nationale supérieure des beaux-arts, le jeune peintre, âgé alors de vingt-sept ans, se voit confier par le patriarche maronite Antoun Arida la formidable tâche de décorer de fresques murales l’église du siège patriarcal de Dimane. Pendant quatre ans, il a achevé un travail jamais réalisé auparavant au Liban, où émerge l’univers de la Qadicha. Autour des fresques du plafond représentant des scènes majeures de la vie du Christ, de sa crucifixion et sa résurrection, le peintre a couvert l’ensemble du pourtour du plafond, sur une longueur de vingt-cinq mètres de chaque côté, de superbes paysages de la Vallée sainte, surplombée au milieu, au-dessus de l’autel, par la forêt des Cèdres. Deux transfigurations se croisent ainsi dans l’église du Dimane?: celle du Christ et celle de la Qadicha.

Le peintre va plus tard dépasser la synthèse entre le classicisme, le baroque et le romantisme, caractérisant les fresques du Dimane, pour s’engager dans l’impressionnisme. Il quitte ensuite le Liban en 1950, à l’apogée de sa renommée, et s’installe aux États-Unis, où pendant presque quarante ans il continue son cheminement artistique, optant pour un style plus dépouillé, plus géométrique, qui l’a conduit à la peinture abstraite.

Ses thèmes, toutefois, n’ont point changé. Durant les dernières années de sa vie, passées dans la région parisienne, il prenait parfois plaisir à expliquer aux visiteurs de son atelier, tout près de Champigny-sur-Marne, comment tel très beau tableau abstrait n’est que la représentation, dépouillée à l’extrême, du site Saint-Antoine-le-Grand de Kozhaya, ou de la baie de Jounieh au début des années quarante. Sa discrétion ne lui permettait pas pourtant d’ajouter qu’il peignait ces paysages tels qu’ils étaient, non pas dans la nature, mais au fond de son âme, et sur les confins les plus lointains de sa subjectivité.

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166