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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
Shakespeare & Company, l’autre librairie
Située en plein Quartier latin à Paris, Shakespeare and Company est une librairie spécialisée en littérature de langue anglaise. Ce « pays enchanté des livres », selon les mots d’Henri Miller, est surtout un lieu hautement original à l’histoire mythique hantée par d’illustres écrivains comme Joyce, Hemingway ou Ginsberg...

Par Lucie Geffroy
2008 - 12
L’emplacement a de l’allure. Sur une placette ombragée, quelques badauds lisent ou discutent assis sur des bancs en bois quand d’autres compulsent des bacs archipleins de bouquins d’occasion. À quelques mètres se dresse l’une des cent huit fontaines Wallace (fin XIXe) de la capitale et en levant les yeux, on aperçoit les deux tours jumelles de la façade ouest de Notre-Dame de Paris. L’intérieur est un réjouissant capharnaüm où les livres occupent tout l’espace, sur les tables, sur les étagères, à la verticale, à l’horizontale, du sol jusqu’au plafond, partout. Livres anciens, raretés, dernières sorties, romans (en grande majorité), recueils de poésie, ouvrages de sciences humaines et depuis peu des bandes dessinées d’auteurs : le dernier inventaire faisait état de 25 000 livres neufs et 10 000 anciens. Tout cela en anglais bien sûr, ou traduit de l’anglais.

Ici, vous entendrez parfois quelques notes de musique s’échapper d’un vieux piano ; les jours où un amateur aura cédé à l’invitation de la pancarte « play me » accrochée sur l’instrument. Dans un coin, un collage composé de clichés, de photos de journaux jaunies et de coupures de presse montre les affinités hétéroclites de George Whitman, 93 ans, propriétaire des lieux : Samuel Beckett, Noam Chomsky, François Truffaut, Shakespeare (bien sûr), George Soros, Anaïs Nin, Sylvia Beach, etc. Sur les rares bouts de murs laissés vacants, çà et là, s’affichent des messages qui résument la philosophie de George Whitman : « Be not inhospitable to strangers, let they be angels in disguise », « Live for humanity ».

Tumbleweeds

Le premier étage de Shakespeare and Co incarne à lui seul cet esprit humaniste. Tout autant rempli de livres que le rez-de-chaussée, il est entièrement dédié à la lecture (et non à la vente). Parsemé de bancs, de fauteuils et de banquettes, il invite les visiteurs à découvrir la littérature anglophone, à se reposer et surtout à lire des livres. C’est aussi l’étage des « tumbleweeds » (intraduisible, il s’agit d’une plante qui pousse dans les déserts d’Amérique du Nord ayant la particularité de se détacher de ses racines et de se mouvoir au gré des vents). C’est le surnom que George Whitman a donné aux étudiants ou voyageurs de passage venus du monde entier qui participent deux ou trois heures par jour au travail de la librairie en échange du gîte dans la librairie. En fait de gîte, il s’agit d’une demi-douzaine de banquettes disséminées dans la librairie qui se transforment en lit pour la nuit, à la fermeture du lieu. Un lavabo en faïence pourvoit aux besoins de la toilette. Leur séjour va de une à plusieurs semaines. Ils aident au rangement des livres, au ménage, à l’organisation des lectures publiques, vont chercher le journal, promènent Colette (le chien de Georges), etc. Selon le vœu de Georges Whitman, dans la liste de leurs minimes obligations figure celle de lire au moins un livre par jour. Elle est rarement respectée. Mais qu’importe.

Pour bon nombre d’anglophones vivant à Paris, la librairie fait figure de lieu de pèlerinage. À leurs oreilles, Shakespeare and Co résonne comme un endroit mythique, au passé illustre, auréolé de célèbres visiteurs. Hemingway, Scott Fitzgerald, Allen Ginsberg, Gregory Corso, William Burroughs en firent, dit-on, leur repaire parisien. Ce n’est pas tout à fait vrai. Car en réalité, deux librairies bien distinctes dans le temps et dans l’espace se cachent sous ce nom.

Un repaire pour la « Lost generation »

En 1921, Sylvia Beach, tout juste arrivée à Paris, se lie d’amitié avec la libraire Adrienne Monnier et ouvre sa propre librairie « Shakespeare and Company », au 12 rue de l’Odéon, dans le 6e arrondissement. Amie des écrivains, mécène, elle finance l’écriture d’Ulysse de Joyce et est la première à le publier, en 1922. Elle vend des livres controversés ou censurés en Angleterre et aux États-Unis, tels que L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence. Très vite, la librairie attire de nombreux intellectuels et écrivains français : Paul Valéry, André Gide, Valéry Larbaud, etc. et devient le lieu de rendez-vous de la Génération perdue : Ezra Pound, Hemingway, Joyce, Gertrude Stein. Certains profitent souvent de la tranquillité du lieu pour écrire. Dans son Paris est une fête, Hemingway se souvient avec nostalgie de cette clique d’écrivains américains et anglo-saxons exilés à Paris qui se retrouvaient presque quotidiennement au 12 rue de l’Odéon. Lui-même se définissait comme « le meilleur client » de Shakespeare and Company. Deux ans après le début de la guerre, dans la France occupée par les puissances de l’Axe, la librairie est contrainte à la fermeture, paraît-il, suite au refus de Sylvia Beach de vendre la dernière copie de Finnegans Wake de Joyce à un officier allemand.

Quelques années plus tard, en 1947, la guerre terminée, un jeune soldat du nom de George Whitman décide de prolonger son séjour à Paris. L’Américain, libraire à Boston avant la guerre, utilise ses indemnités de soldat pour acheter des livres qu’il stocke dans sa chambre d’hôtel… En 1951, sur les conseils de son ami Lawrence Ferlinghetti, il ouvre une librairie de livres en langue anglaise au 37, rue de la Boucherie, sur la rive gauche de la Seine. Il l’appelle le Mistral, en souvenir d’une femme aimée qui lui échappait sans cesse. À l’instar de Sylvia Beach, il utilise le premier étage de la librairie comme bibliothèque et accueille la nouvelle génération d’écrivains expatriés. « Quand Allen Ginsberg et d’autres membres de la Beat Generation arrivent à Paris à la fin des années 1950, ils se rendent à Shakespeare and Co et lisent leurs derniers travaux sur la place, devant la devanture : Corso lit ses poèmes, Ginsberg son premier recueil Howl and other Poems et, plus osé, Burroughs lit des extraits de Festin nu », raconte John Affleck qui vécut et travailla à la librairie comme historien officiel pendant l’été 1997.
Peu de temps après la mort de Sylvia Beach, en 1962, George Whitman rebaptise sa librairie Shakespeare and Company en l’honneur de celle qu’il admirait tant – mais probablement sans sa permission. Comme le note encore John Affleck, George Whitman a toujours attendu son Hemingway ou son Joyce. C’est pour cela qu’il eut cette idée des tumbleweeds. Pour les écrivains plus établis, il aménagea même à l’étage la « Writer’s room » dotée de volumes rares, d’un bureau et d’un lit plus confortable. Bien qu’elle n’ait pas révélé de grands génies de la littérature, la librairie a accueilli plus de 10 000 tumbleweeds tous sommés de laisser une fiche biographique que George Whitman, à la retraite depuis deux ans, prend toujours soin d’archiver.

Sylvia, 27 ans, l’unique fille de George Whitman, a repris la direction de la librairie en 2003. « Tout l’enjeu était de moderniser le lieu sans en perdre l’âme. Il fallut d’urgence installer un téléphone, un système informatique et des caisses enregistreuses. Jusque-là, tous les livres étaient payés en cash ! » raconte-t-elle. Depuis 2003, la librairie organise tous les deux ans un festival au mois de juin. De nombreux écrivains sont invités pour des signatures, des lectures, des débats sur un thème principal. À l’occasion de sa troisième édition, en 2008, autour de « Mémoire et biographie », la librairie avait notamment accueilli Paul Auster, Rachel Cusk, Marjane Satrapi et Catherine Millet. Tous les lundis soir, la librairie propose aussi des lectures en présence de jeunes écrivains publiés ou non publiés. « Nous avons plein d’idées, souligne David Delannet, co-organisateur du festival. L’essentiel pour nous est de dynamiser ce lieu de créativité. On aimerait organiser un concours de nouvelles et les publier, pourquoi pas créer une maison d’édition Shakespeare and Co pour renouer avec l’esprit des années 1920. Et aussi multiplier les passerelles entre comédiens, poètes, cinéastes, etc. » Si aujourd’hui beaucoup de touristes ignorent encore que l’actuelle librairie n’a rien à voir avec celle d’Hemingway et de Sylvia Beach, qu’ils soient sûrs que Shakespeare & Co a encore de beaux jours devant elle !

 
 
© Lucie Geffroy
 
2020-04 / NUMÉRO 166