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Enquête
Sollers et Fernandez voyagent dans le temps
Philippe Sollers a passé 70 et Dominique Fernandez va avoir 80 ans. Tous deux publient cette rentrée hivernale deux livres totalement différents mais qui manifestent le même désir de se concentrer sur leurs préoccupations fondamentales. Pour l’un la cohérence de sa pensée et de son travail littéraire. Pour l’autre l’énigme qui a hanté son existence.

Par Josyane SAVIGNEAU
2009 - 01
Les Voyageurs du temps est une sorte de temps retrouvé, de livre de rassemblement, une manière pour Sollers d’affirmer la continuité de son œuvre, en dépit de la rupture que certains croient voir entre les textes d’avant-garde, jusqu’à Paradis (sur lequel une thèse très brillante vient d’être soutenue à Paris) et les romans plus classiques, à partir de Femmes. C’est un livre qu’il faut lire au rythme indiqué  par l’auteur – beaucoup de blanc entre chaque développement. À la fois un traité de guerre sociale – terrible et désopilant passage sur « les Parasites » et leur tentative d’annuler toute singularité, en particulier celle des artistes, avec en symbole terrifiant la mère de Houellebecq –, une méditation poétique, musicale, religieuse aussi. Une défense de la pensée, contre la volonté commune de réduire les écrivains à des raconteurs d’histoires. Et puis une magnifique déambulation dans Paris. Comme Breton avec Nadja, Aragon avec Le Paysan de Paris, comme Patrick Modiano dans plusieurs romans, Sollers investit Paris. Son narrateur se promène et vit dans le 7e arrondissement, tout spécialement dans un quadrilatère où l’on trouve les éditions Gallimard, l’église Saint-Thomas d’Aquin et une étrange bâtisse, qui abrite des services secrets. C’est là que le narrateur va s’exercer au tir et a noué une liaison singulière avec Viva, une femme tout aussi singulière.

Sollers n’est pas de ces Parisiens qui dénigrent leur ville : « Paris se célèbre, bouillonne, s’insurge, retombe, meurt, s’insurge à nouveau, et remeurt. En ce moment, la ville est de nouveau quasi morte, elle est dominée par l’imposture et l’affairisme, c’est déjà arrivé et le désespoir a pu en emporter certains. Et pourtant (…) Paris a été, est et sera. Les voyageurs du temps s’en occupent. Tout a l’air tranquille, surveillé, verrouillé, mais voici, à l’instant, une salubre rafale de vent dans les arbres. La rose a son pourquoi, elle attend d’être vue. Elle fleurit, là, devant moi, au-dessus de la haie très verte. »

On reproche parfois à Sollers de faire trop de citations. « Ce sont des preuves », répond-il. En effet, elles sont toutes là, dans Les Voyageurs du temps, ces preuves. Elles s’appellent Breton, Lautréamont, Kafka, Bataille, Baudelaire, Rimbaud surtout, et beaucoup d’autres encore. Comme pour continuer ce livre infini écrit par un écrivain unique qui se réincarne d’époque en époque, comme le suggérait Proust. Des citations, en lisant Les Voyageurs du temps, on a envie d’en faire presque à chaque page. Lautréamont par exemple : « Sachez que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de l’homme à la figure de canard. » Ou Sollers lui-même, se réappropriant Rimbaud et Lautréamont : « Je marche sur un chemin qui ne mène à rien, sauf à des clairières imprévues. Je ne les cherche pas, elles me trouvent. Avec des rythmes instinctifs, je crée un verbe, accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Il faut tout attendre, rien craindre, du monde, des hommes. »

Chez Fernandez aussi, les écrivains sont au cœur du livre. Toute cette effervescence littéraire de l’entre-deux-guerres à Paris que Fernandez recrée, son lecteur a le sentiment d’y participer. De retrouver Proust, Gide, Mauriac, Morand, Céline, Bernanos, Sartre, Drieu La Rochelle, Malraux, Duras et les autres, que côtoyait le père de Dominique Fernandez, et sur lesquels il écrivait avec beaucoup de pertinence – ce qui est magnifiquement démontré dans Ramon.

Cette histoire familiale, cette filiation problématique, Dominique Fernandez l’avait déjà explorée dans deux romans, L’École du Sud et Porfirio et Constance. Il a cette fois choisi le document et le témoignage, pour une magistrale traversée de la première moitié du XXe siècle qu’il faut lire comme en une sorte de plongée. Tout commence un jour d’août 1944 où un jeune homme, (il est né en 1929), à Paris, à Saint-Germain-des-Prés, suit le cercueil de son père, mort à 50 ans. Dès ce moment-là, on comprend que le mystère et le malaise sont au centre de cette quête – en trois parties et 55 chapitres – dans laquelle on suit pas à pas, avec passion, Dominique Fernandez. Il voudrait comprendre, sinon justifier. Il utilise les journaux intimes de sa mère, documents très précieux sur sa relation avec Ramon, et sur la dégradation de leurs rapports, qui aboutit à un divorce. Était-ce parce que la mère de Dominique était plutôt de gauche et la seconde femme de Ramon de droite qu’il a basculé ? L’explication serait un peu courte, même si la vie privée, la sexualité doivent être convoquées pour mieux cerner la personnalité de Ramon.

Comment peut-on écrire sur Gide, Proust, Balzac, comment peut-on avoir tant réfléchi sur la littérature et la philosophie et soudain adhérer au PPF de Jacques Doriot – lui aussi transfuge de la gauche ? « Doriot, Gide… Entre le costaud et l’esthète, à mi-distance de ces échantillons d’humanité aussi antithétiques que possible, je vois un homme, au déclin de cette année 1936, seul. Il ne peut ni les comprendre ni même esquisser le moindre rapprochement entre eux. Par l’esprit, il n’hésiterait pas à choisir ; mais en ce moment l’esprit est chez lui en veilleuse. » Dominique Fernandez mène une enquête minutieuse, instruit à charge et à décharge, mais au bout de 800 pages, son père lui demeure énigmatique.

Dans Ramon comme dans Les Voyageurs du temps la littérature est constamment au premier plan. Mais l’un est un grand livre enchanté et l’autre un grand témoignage de perplexité.




Les Voyageurs du temps de Philippe Sollers, Gallimard, 250 p.

Ramon de Dominique Fernandez, Grasset, 810 p.
 
 
D.R.
 
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