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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
Dar al-Adâb et Suheil Idris : une histoire d’engagement
Écrivain, traducteur et éditeur, Suheil Idris a marqué de son empreinte la vie culturelle au Liban. Retour sur le parcours du fondateur de la maison d'édition Dar al-Adab, décédé il y a tout juste un an.

Par Katia GHOSN
2009 - 02
En février 2008, s’éteignait Suheil Idris à l’âge de 83 ans après un long combat contre la maladie. Lui rendant hommage, Chawki Bzeih le qualifie dans La migration des mots d’« intellectuel hors normes, de phénomène rare et presque unique dans le vaste paysage arabe ». En effet, la figure emblématique de Suheil Idris, celle d’un homme éclairé ayant mené conjointement une carrière d’écrivain et d’éditeur, a transcendé les frontières exiguës du Liban et a profondément marqué le paysage littéraire du monde arabe.

Un pionnier du roman moderne

Suheil Idris entame sa carrière comme journaliste, fonde la revue al-Adâb en 1953 et, en 1956, crée la maison d’édition, du même nom, Dar al-Adâb (maison des Lettres). Romancier, nouvelliste et traducteur, il est l’auteur d’une trilogie romanesque, de plusieurs nouvelles, d’une autobiographie en deux tomes, Souvenirs d’amours et de littérature, et de nombre de traductions d’œuvres françaises vers l’arabe dont la presque totalité de l’œuvre de Sartre et de Camus. Il a également rédigé avec Jabbour Abdelnour un dictionnaire al-Manhal français-arabe (1970) et arabe-français (1999) pour le compte de Dâr al-’ilm lil-mlâyîn, et entamé avec Subhi el-Saleh le projet d’un grand dictionnaire arabe-arabe auquel collabore son fils Samah Idris qui en achèvera bientôt la rédaction.      

Suheil Idris est l’un des pionniers de la modernisation du roman arabe, image que son rôle de « patriarche de l’édition » tend parfois à occulter. Considéré comme l’un des premiers fondateurs du roman arabe moderne, il emboîte le pas au cartésianisme de Taha Hussein, fait table rase de son héritage culturel pour se le réapproprier après l’avoir soumis à un doute méthodique. Son premier roman, al-Hayy al-lâtîni (Le Quartier latin, 1953), est un roman de formation  situé dans le sillage de Tawfik al-Hakim dans ‘Usfûr min al-sharq (L’Oiseau d’Orient) et de Yahya Haqqi dans Qindîl Umm Hâshim (La lanterne de Umm Hâshim), où la confrontation entre l’Orient et l’Occident déclenche une prise de conscience, prélude à la réalisation de soi, thématique qui trouvera sa forme la plus achevée avec le Soudanais Tayyib Saleh. Al Hayy al-lâtîni raconte la difficile émancipation d’un intellectuel libanais venu à Paris pour étudier la littérature à la Sorbonne dans les années cinquante lorsque l’existentialisme battait son plein. Sous l’emprise de l’autorité maternelle, symbole des valeurs traditionnelles, il renie sa maîtresse enceinte de lui. Sommé par un ami d’assumer ses responsabilités, il tente trop tard de réparer sa faute. Il rentre à Beyrouth où il réussit pour la première fois à s’opposer à la volonté de sa mère et s’engage dans la lutte nationale. Quant à Al-khandaq al-ghamîq (Le fossé profond, 1958) – du nom du quartier beyrouthin où avait résidé l’auteur –, il  décrit la révolte d’un fils contre son père. Voué à l’imamat comme lui, il découvre l’hypocrisie de son géniteur, quitte ses attributs de cheikh et aide sa sœur, après lui avoir ôté son voile, à faire des études supérieures. Le travail littéraire et éditorial du narrateur – qui épouse Ilham, celle qui devint sa coéditrice – forme la matière du troisième roman, Asabi’una allati tahtariq (Nos doigts qui brûlent, 1963) en allusion directe à al-Adâb.   

Une revue militante

À son retour de Paris où il subit l’influence de l’existentialisme et celle de Jean-Paul Sartre, dont il admire l’engagement contre la guerre d’Algérie, Suheil Idris crée une revue, baptisée al-Adâb, qui se veut résolument engagée. Essentiellement vouée à la poésie avant-gardiste, la revue fait connaître un grand nombre de poètes dont  Nizar Qabbani, Ahmad ‘Abd el-mo’ti Hijâzi, Salah Abd el-Sabur, Sayyab, qui ont participé avec d’autres à révolutionner le mouvement poétique, menant le renouveau littéraire à l’apogée du modernisme. Une querelle idéologique l’oppose alors à la revue Chi’ir (1957-1962) fondée par le poète Youssef el-Khal. Sur le plan politique, al-Adâb s’engage pour le nationalisme arabe incarné par Nasser et prend la défense de la cause palestinienne. Elle reproche à Chi’ir sa sympathie pour le parti d’Antoun Saadé et ses positions affichées quant à la nécessité de séparer politique et littérature. Sur le plan poétique, al-Adâb prône une révolution respectueuse du passé, adopte la poésie en vers libres et accuse le poème en prose – sans mètres ni rimes – adopté par Chi’ir d’être une imitation irrespectueuse de la tradition (turâth) et de servir l’impérialisme.      

La revue est aujourd’hui consacrée à la littérature en général et est dirigée par Samah Idris. Se situant dans la continuité de la ligne politique prônée par le père, elle s’ouvre de plus en plus aux questions qui préoccupent la jeunesse arabe comme la sexualité ou les nouvelles technologies.  

L’aventure de Dar al-Adâb

La revue al-Adâb ne suffisant plus à publier le nombre toujours croissant d’auteurs et ne pouvant accueillir les ouvrages traduits, Suheil Idris décide de fonder, trois ans après la création de sa revue, la maison d’édition Dar al-Adâb. Considérée comme l’une des plus prestigieuses du monde arabe et souvent comparée à Gallimard, Dar al-Adâb continue la mission militante entamée par la revue. Elle joue un rôle déterminant dans la publication du roman et de la poésie modernes, introduit la pensée existentialiste dans le monde arabe et traduit maints ouvrages occidentaux. Son engagement militant se reflète par l’espace important accordé à la publication d’auteurs palestiniens, notamment Jabra Ibrahim Jabra et Edward Saïd, et par la traduction d’auteurs comme Chomsky et Finkelstein. Elle milite également pour la liberté et fait fi de la censure. Dar al-Adâb est ainsi connue pour avoir publié Awlad haritna de Naguib Mahfouz initialement paru dans la revue al-Ahram puis interdit par al-Azhar.  

Cette mission est actuellement poursuivie par Rana Idris, fille du fondateur, qui a pris en 1986 la direction de la maison après des études d’anthropologie à l’Université de New York. Elle y a introduit un souffle nouveau avec la traduction de grands noms de la littérature étrangère comme Mishima, Kawabata, Kundera, Kadaré, Moravia ou Murdoch, et a augmenté la production éditoriale pour atteindre 50 titres par an, tout en se concentrant essentiellement sur le roman arabe. La maison accorde aussi une attention particulière aux livres pour enfants mais n’arrive pas encore à combler le vide pour ce qui concerne les adolescents, pari que la maison se promet de relever, faute de quoi le jeune lecteur arabe, détourné de sa langue pendant plusieurs années, pourra difficilement y retourner plus tard. Le fait de s’appuyer sur un catalogue de 1300 titres réunissant les plus grands noms de la littérature arabe permet à Dar al-Adâb d’annexer de nouveaux talents sans être tributaire des impératifs économiques et sans recourir à l’édition à compte d’auteur, contraire à l’éthique de la maison. C’est que Rana Idris considère que sa mission est avant tout culturelle et formatrice et entend conserver la qualité éditoriale de la maison qui « fauche » un grand nombre de prix littéraires prestigieux consacrés au monde arabe. Le problème majeur reste la contrefaçon et le non-respect des droits d’auteurs par certains pays arabes concurrents, et non point la censure dont la maison n’a jamais vraiment souffert. Le marché libanais absorbe 20 % de la production éditoriale de la maison qui, pour écouler le reste de sa production, doit compter sur les pays arabes notamment l’Afrique du Nord. Comme la plupart des maisons d’édition du monde arabe, Dar al-Adâb est une entreprise familiale. Rana Idris a décidé de la « démocratiser » en s’appuyant sur un comité de lecture qui évalue les centaines de manuscrits que reçoit la maison. Comme le dit Franck Mermier dans Le livre et la ville, « les éditeurs aiment à se présenter comme chargés d’une “mission” ou porteurs d’un “message” en jouant de la polysémie du terme “risâla”, leur rôle se libère pourtant rarement des différentes contraintes qui orientent le marché du livre ». Faisant partie de ces « rares » maisons d’édition ayant réussi à préserver l’autonomie du champ intellectuel de l’emprise du pouvoir et des aléas du marché, Dar al-Adâb a su sauvegarder l’alliance de son projet politique et de son projet culturel, et se maintenir comme haut lieu de la consécration littéraire dans le monde arabe.

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166