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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
La presse, acteur et témoin d’une nation
À l’occasion d’une table ronde récemment organisée par la Fondation du Cénacle libanais, le député et ancien ministre Marwan Hamadé, qui fut aussi un grand journaliste, s’est penché sur la situation de la presse au Liban dans une conférence remarquée que l’Orient Littéraire a tenu à retranscrire in extenso en raison des questions essentielles qu’elle soulève.

Par Marwan HAMADÉ
2009 - 12
Même si Georges Naccache a encore raison, et que les négations ne font pas de nous, une nation, il y a au moins une affirmation, une seule qui, plus que la langue, le territoire, les coutumes ou le sens de l’intérêt commun, maintient malgré tout la cohésion de l’édifice national libanais, à savoir le désir de liberté et la volonté d’exprimer cette liberté. Sans plonger dans les fondements de « l’État refuge » que nous sommes, cette démonstration nécessite que je retrace avec vous l’histoire contemporaine de la presse libanaise en partant d’une description empiriquement quadrifide : D’abord l’ère qui correspond à ce qu’il est convenu d’appeler la « Nahda », la Renaissance à la fois culturelle et politique du binôme Liban-arabité. Binôme que l’on doit le plus souvent à des intellectuels chrétiens, voire aux moines et pères de l’Église, qui ont préservé la langue arabe dans sa pureté littéraire comme dans son rôle véhiculaire de la libre pensée et du renouveau. Grammairiens, juristes, écrivains, nouvellistes, historiens lancent et accompagnent la presse et l’édition qui, au XIXe siècle, resituent dans l’écrit, avant même que le terrain ne s’y prête, les concepts de la « Kawmiya arabiya », nationalisme arabe, et de la « wataniya loubnaniya », patriotisme libanais, ce qui apparaît comme une rébellion identitaire linguistique puis littéraire et enfin journalistique, à l’uniformisme islamique du califat. Aux « jeunes Turcs » correspondent, à l’époque, les jeunes Arabes et les jeunes Libanais.

La presse libanaise moderne naît dès lors en Égypte. Fondée par des Libanais, elle est d’abord égyptienne puis navigue à travers le Levant avant de reprendre pied sur ses rivages d’origine.
Je situerais ensuite la deuxième période avec le mandat français qui voit la libanisation progressive de notre presse. Après avoir façonné, à sa manière, et par la Nahda, le concept de grande nation arabe, la voici contribuant à la formation du Grand Liban, proclamé certes en 1920, mais qui continue jusqu’à nos jours à se chercher ou à se consolider. Avec les idéologies naissantes, avec les partis de l’entre-deux-guerres, les journaux se fondent, mais un large créneau est occupé par la presse non partisane et généralement indépendantiste. Les contraintes sont à l’époque surtout légales, l’argent et les armes n’ayant pas encore investi le secteur. La puissance mandataire fait parfois des salles de rédaction les antichambres des cellules de prison, mais rien de très méchant en somme, car les pénitenciers sont aussi des plateformes de célébrité et un vestibule du pouvoir.

De la Nahda, puis de 1920 à 1943, la presse libanaise compte quelques journaux et peu de diffusion, mais beaucoup de journalistes de notoriété déjà nationale. Ce sont eux qui, plus que les manifestants, déblaient les allées de l’indépendance et, côté martyrs ou détenus, ce sont eux encore qui forment le gros du lot.

Avec l’indépendance et malgré les abus des nouveaux maîtres du pays, la presse libanaise consolide l’identité libanaise. Le Liban, déjà connu grâce à ses émigrés, se fait un nom par sa presse. Performante, audacieuse, enviée par tous nos pairs du monde arabe, elle ancre dans les esprits le concept d’un pays souverain par la pensée et la liberté d’expression, à défaut de l’être par la géopolitique, ou du fait de l’ingérence des uns et les agressions des autres. Souvent exsangue, le Liban reste uni par sa presse, diverse mais fière de l’être en comparaison avec les langues de bois imprimées ou diffusées du Golfe à l’océan. Notre presse est presque plus cohérente que les institutions du pays et certainement plus rayonnante.

Mais si elle donne envie, la presse libanaise irrite aussi. Toutes les dictatures alentour la prennent pour cible ou essaient de se l’approprier. Avec l’émergence parallèle des tyrans et l’explosion des revenus du pétrole, une course à l’hégémonie s’installe entre les armes, l’argent, la menace et la corruption. Un ancien président de la République faisait parfois allusion aux deux patries de la presse libanaise : le Liban et tel ou tel pays arabe pourvoyeur de subsides.

Le développement des techniques jouera, dans ce processus, un rôle d’accélérateur. C’est le passage de l’intertype à l’ordinateur, de la rotative à l’Internet qui place désormais le Liban devant le double défi de la modernisation et de l’allégeance.

À cette époque correspondent des diktats imposés au Liban à cause de sa presse. Le « document constitutionnel » de 1976 veut la placer sous tutelle, et lui impute tous les maux dont souffre le pays. En 1977, l’armée syrienne, au nom des forces de dissuasion arabes, occupe sans distinction les journaux de droite, de gauche et de centre, pillant leurs archives, chassant ou kidnappant les journalistes. Le même sort sera réservé au Nahar comme au Safir, au Moharrer comme à L’Orient-Le Jour et le Nidaa communiste. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Ottomans déjà, et au pire de la répression de 1916, avaient pendu, place des Martyrs, plus de journalistes que de militants.

Ce ne sera pas non plus un hasard si les Israéliens viseront des années plus tard, par des escadrons de la mort ou des missives piégées, des journalistes arabes, libanais et palestiniens, comme Bassem Abou Chérif ou Kamal Nasser, résidant à Beyrouth, un Beyrouth devenue entre-temps la capitale de l’information du Moyen-Orient.

Ce ne sera pas non plus un hasard si, des années plus tard et plus près de nous, jusqu’à hier presque, les services de renseignements des dictatures voisines ou des mouvements intégristes prennent pour cible les journalistes de la grande presse libanaise, les Metni, Lawzi, Taha, Kassir, Tuéni et bien d’autres. Car en réalité, la quatrième époque, la nôtre, celle que nous abordons de plain-pied, est celle de tous les périls. Le combat a certes pour instruments les armes et l’argent, mais ce sont plus les armes et l’argent des États ou des milices que celles ou celui des centres de pouvoir financiers ou oligarchiques. Les banques, par exemple, si puissantes par ailleurs et même créancières, ont moins d’influence sur une rédaction qu’un pamphlet, un SMS de menaces ou un bâton de dynamite. Au nom de toutes les occupations et de toutes les résistances, au nom de la morale idéologisée ou des sacro-saintes citadelles de l’unité nationale, la liberté d’expression est aujourd’hui menacée. Je ne fais pas là un diagnostic de la santé précaire de la presse libanaise, mais celui, beaucoup plus critique, de la nation et de l’État libanais. D’où ce corollaire permanent « d’acteur et de témoin » entre les deux. En définitive, et vous êtes tous témoins : la presse joue chez nous, plus que le Parlement, le rôle de censeur. Je suis bien placé pour en parler, étant député et ayant été journaliste. Mais cette censure est elle-même limitée par une autre censure plus musclée.

Car en revenant ici au cœur même de notre thème, je ne crois pas qu’il y ait au monde une telle communauté d’éclosion et de devenir entre un pays et sa presse que celle qui existe chez nous. J’irais même à parler d’identification, voire même de symbiose totale entre les concepts de nation et de liberté d’expression. Cette symbiose est presque génératrice de déchirement car elle permet à tout un chacun de disséquer l’État libanais et d’en prélever les organes qui lui conviennent En même temps et a contrario, elle les réunifie tous et chacun dès que les intentions de régulation ou de remise en ordre de la presse émanent d’un quelconque pouvoir. Je dirais ici à la décharge de l’État libanais et en hommage aux ordres professionnels, tous métiers confondus, que la menace ne vient pas vraiment du Liban. Au contraire, j’ose avancer que si les deux phénomènes de résistance aux deux occupants ont pu se développer dans notre pays, c’est tout simplement à la liberté d’expression qu’ils le doivent. Le 25 mai 2000 et le 14 mars 2005 en sont la preuve. Il suffit d’observer le paysage d’un Proche-Orient éclaté, ruisselant du sang de ses enfants pour conclure que la tyrannie enfante nécessairement la violence, et celle-ci la rupture.

Ainsi, nulle part plus qu’au Liban, la presse n’est-elle acteur et témoin de la vie d’une nation. La nôtre née avec l’alphabet a trouvé dans l’écrit, puis dans la liberté d’expression, sa raison d’être et de survivre. Plus que la Constitution, plus que les actes et traités, que les consensus ou chartes tous éphémères et évolutifs, la liberté de croyance et d’expression consacrée par le préambule de la Constitution au même titre que la vie en commun des composantes religieuses du Liban est le véritable contrat national, un contrat qui a eu, certes, et a encore ses abus et ces impayés, mais qui reste le dernier rempart d’un État et d’une démocratie si malmenés par ailleurs.

 
 
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