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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête



Par Michel HAJJI GEORGIOU
2012 - 05
Le monde célèbre aujourd’hui, 3 mai, la Journée internationale de la liberté de la presse, et le Liban évoquera le 6 mai le souvenir de tous ses journalistes tombés au nom de la liberté de pensée, d’opinion et d’expression. Une commémoration marquée cette année par la crainte grandissante du retour aux attentats visant des personnalités politiques et des intellectuels, en concomitance avec l’érosion progressive du régime syrien et de ses alliés locaux. Rarement le débat politique a atteint un tel paroxysme de violence verbale, psychologique et morale, comme durant les dernières semaines, ce qui ouvre la voie à tous les dérapages. Un tel climat assure la couverture idéale – et c’est à n’en point douter l’objectif recherché – à tous les épanchements criminels. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que pas moins de quatre attentats aient été déjoués ou aient heureusement échoué depuis le début de l’année, le dernier en date étant celui qui a pris pour cible le journaliste Moustapha Moustapha Geha, le 14 avril dernier, sans oublier l’agression de l’armée syrienne à la frontière qui a coûté la vie au cameraman d’al-Jadeed, Ali Chaabane.

D’ordinaire, l’attention se reporte presque naturellement sur les attentats qui visent des responsables politiques et sécuritaires. Depuis Riad el-Solh, assassiné le 17 juillet 1951 à Amman, l’on pourrait presque s’aventurer à dire, cynisme oblige, que l’élimination physique est devenue une sorte d’«?aboutissement naturel?» au parcours des hommes politiques libanais. À voir les réactions particulièrement timides – pour ne pas parler des commentaires risibles et obscènes – qui ont accompagné la tentative d’assassinat de Samir Geagea, il semblerait que le calvaire enduré par les différentes victimes du terrorisme depuis octobre 2004 – de Marwan Hamadé à Saleh Aridi – n’ait pas suffi à exaspérer le microcosme sociopolitique libanais au point de le pousser à réagir avec la plus grande vivacité requise pour faire face à ce genre de menace…

Or la tentative d’assassinat du jeune Moustapha Moustapha Geha est venue à son tour réveiller de vieux démons. Et pour cause?: le penseur et écrivain Moustapha Geha, père du journaliste, avait lui-même été abattu au volant de sa voiture dans la région de Sabtiyé (Metn), le 15 janvier 1992. La tentative d’assassinat du fils intervient justement au moment où ce dernier a décidé de relancer l’enquête judiciaire sur l’assassinat de son père. 

Chiite libéral, Moustapha Geha père était un adversaire virulent du vicariat du théologien-juriste, plus connu sous le nom du wilayat el-faqih, et de la ligne politique khomeyniste et un partisan farouche de la ligne chiite libaniste – c’est d’ailleurs l’objet de l’un de ses ouvrages, Khomeiny a assassiné Zarathoustra (1980), qui vient d’être réédité, et qui avait suscité à l’époque l’ire de la nébuleuse chiite islamiste en passe de former le Hezbollah. En 1983, un tribunal chérié jaafarite avait publié une fatwa contre Geha, le qualifiant de «?renégat?» et d’«?apostat?». Moustapha Geha était également un opposant farouche au Baas syrien et à ses visées sur le Liban, et avait publié en 1978 l’ouvrage Le Liban à l’ombre du Baas, suite auquel il avait reçu des menaces de la part des alliés locaux de Damas. Dans cet ouvrage, il dénonçait déjà les crimes commis par les SR syriens au Liban. Inutile de préciser que, passé le 13 octobre 1990 et le parachèvement de la mainmise syrienne sur le pays, l’œuvre de Moustapha Geha disparaît complètement des librairies et de la mémoire collective libanaise de l’après-guerre. L’assassinat culturel par la censure, une autre forme de violence morale, a une fois de plus suivi la liquidation physique, pour mieux entériner cette dernière, mieux enterrer l’auteur et le penseur. 

Tristement, Moustapha Geha est loin d’être une exception. Nombre de penseurs et de journalistes ont été victimes de leurs opinions au Liban, sans pour autant pousser le militantisme jusqu’à l’insurrection, comme l’a fait Antoun Saadé, condamné à mort en 1949, au terme, il faut le dire, d’un procès politique indigne du Liban. Parmi les nombreux «?martyrs?» emblématiques de la liberté d’opinion, l’on retiendra ainsi Nassib Metni, rédacteur en chef du Télégraphe, l’étincelle qui déclencha, le 8 mai 1958, la crise de 1958, Kamel Mroué, directeur d’al-Hayat, assassiné par les SR égyptiens de Nasser, le 16 mai 1966, ou encore Ghassan Kanafani, rédacteur en chef 
d’al-Anwar, liquidé par Israël à Hazmieh le 8 juillet 1972. 

Certes, la folie de la guerre a fauché sans compter un grand nombre de journalistes, dont deux piliers de L’Orient-Le Jour, Édouard Saab et Fabienne Thomas, et un brillant photographe, Georges Sermejian. Mais force est de constater que, depuis 1975, ce sont surtout les intellectuels et penseurs hostiles à l’axe syro-iranien qui ont été réduits au silence – et leurs convictions idéologiques, qu’elles soient de gauche ou de droite, n’y ont absolument rien changé. La rencontre en 2001 – dans la foulée du célèbre manifeste de Bkerké de septembre 2000 – sur le rejet de l’occupation militaire et de la tutelle syrienne entre le Forum démocratique et le Rassemblement de Kornet Chehwane, c’est-à-dire, pratiquement, entre le Mouvement national et le Front libanais, vieux adversaires de la guerre, peut trouver déjà un précédent symbolique dans le triste sort partagé par les deux philosophes contemporains rivaux Kamal el-Hage et Hassan Hamdane, alias Mahdi Amel. 

Abattu par une hache dans son village natal de Chbaniyé le 2 avril 1976, Kamal el-Hage était chef du département de philosophie à la Faculté des lettres de l’Université libanaise. Bergsonien de formation, philosophe engagé et grand défenseur de la formule consensuelle libanaise et de l’idée de la rencontre islamo-chrétienne comme exprimant l’être libanais – la naslamiyya –, Hage a mené combat durant toute sa carrière académique, avec succès, pour inclure la «?philosophie libanaise?» comme discipline au programme de la faculté. Auteur notamment, entre plusieurs essais philosophiques, d’un extraordinaire et volumineux Précis de philosophie libanaise peu avant son assassinat, ce professeur avait annoncé dans cet ouvrage rédigé à la hâte, dans l’inquiétude des menaces pressantes et de plus en plus nombreuses, la fondation du «?nationalisme libanais?», dans la lignée du nationalisme pan-syrien d’Antoun Saadé et du nationalisme arabe d’Amine el-Rihani. Les auteurs de son assassinat n’ont jamais été démasqués, mais la famille du disparu a toujours privilégié deux pistes plus ou moins convergentes?: le régime de Kadhafi, que le philosophe avait sévèrement tancé à la suite de propos infamants contre le Liban, et le régime syrien… Comme Moussa Sadr, ironie du sort. Toujours est-il qu’à l’instar de Moustapha Geha, les ouvrages et la pensée de Kamal el-Hage vont, censure syrienne oblige, tomber dans l’oubli après 1990… Jusqu’à ce que son fils Youssef décide enfin de lancer, au lendemain du printemps de Beyrouth, un vaste chantier de réédition des œuvres du philosophe. 

«?Confrère ennemi?» de Kamal el-Hage, le philosophe chiite gramsciste Mahdi Amel était, lui, idéologue du Parti communiste libanais. Tout aussi prolifique que son alter ego libaniste, on lui doit de nombreux ouvrages, surtout De l’État confessionnel (1986), son livre-phare sur la critique de la formule libanaise. Humaniste, universaliste, démocrate et antifasciste, il est assassiné le 18 mai 1987 dans le Beyrouth-Ouest contrôlé par les SR syriens, dans le cadre d’une vague d’assassinats qui vise un à un tous les intellectuels communistes du Front national laïc de la résistance libanaise à Israël, à l’instar de Khalil Naouss (journaliste assassiné le 20 février 1986), Souhail Tawilé (24 février 1986) ou encore Hussein Mroué (17 février 1987), puis Sélim Yammout et enfin le professeur Hikmat el-Amine et d’autres dans un attentat à la voiture piégée contre le QG du parti à Rmeileh. Tous ces assassinats, comme celui de Mahdi Amel, ont été attribués à des «?islamistes?», mais se sont déroulés en territoire contrôlé par les SR syriens et ont pris, depuis, tout leur sens avec le monopole hégémonique exercé par le Hezbollah sur la résistance à Israël. En 2004, Élias Atallah, fondateur de la Gauche démocratique, et d’autres militants de gauche, dont Samir Kassir, n’avaient d’ailleurs pas hésité, dans un manifeste, à accuser le camp irano-syrien d’avoir annihilé la gauche intellectuelle du FNRL. Fort heureusement, l’œuvre de Mahdi Amel a survécu, elle, probablement sous l’ombrelle d’une docilité communiste aux desiderata de Damas. 

Le même sort a été réservé à tous les penseurs, chercheurs et journalistes qui, à un moment ou un autre, ont osé franchir l’autre ligne rouge?: parler de l’État confessionnel qui prévaut en Syrie depuis l’arrivée de Hafez el-Assad au pouvoir en 1971. Le rédacteur en chef d’al-Hawadeth Sélim Lawzi (24 février 1980, retrouvé la main calcinée) en a payé le prix, de même que le président de l’ordre de la presse Riad Taha (22 juillet 1980), le sociologue Michel Seurat (kidnappé le 22 mai 1985 et exécuté le 5 mars 1986 par une officine syro-iranienne – le recueil posthume des articles de Seurat, L’État de barbarie, figure sur la liste des interdits au Liban depuis toujours), ou, plus récemment, Samir Kassir (2 juin 2005), May Chidiac (visée par un attentat le 25 septembre 2005) et Gebran Tuéni (12 décembre 2005). 

Ce bilan dramatique est suffisamment évocateur, quand bien même il n’est pas suffisamment évoqué. Michel Abou Jaoudé, pionnier du journalisme libanais, avait vu juste. Bien avant tout ce cortège funèbre, et voyant le pire se profiler à l’horizon, il s’était laissé à cette phrase apparemment légère et anodine – presque une boutade – mais combien lourde de sens dans la réalité?: «?Les forces qui veulent déstabiliser le Liban ne s’arrêteront pas. L’objectif est de démolir, fermer et faire taire Beyrouth – takssir wa tasskir wa tasskit.?» Jusqu’à quand?? 


 
 
D.R.
Rarement le débat politique a atteint un tel paroxysme de violence verbale, psychologique et morale
 
2020-04 / NUMÉRO 166