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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Enquête
BD à libido
Sous des piles de bouquins, dans les sections plutôt discrètes de certaines librairies, se cachent des cases de bandes dessinées pour adultes. Depuis que cette forme d’expression est née, les dessinateurs laissent hasarder leurs crayons dans les zones chaudes et humides de leur fertile imagination. Passage en revue, par le trou de la serrure...

Par Zeina BASSIL
2011 - 10
Des images couchées noir sur blanc qui contredisent la naïveté des plus célèbres héros du genre. Des iconoclastes qui n’ont pas froid aux yeux n’ont pas hésité à détourner nos compagnons d’enfance. Ainsi, notre bon Tintin s’abandonne aux plaisirs de la chair, tandis que le capitaine Haddock est sous les jupons de la Castafiore. Gotlib n’épargne pas Le petit chaperon rouge qui s’autorise une partie de jambes en l’air avec le loup, ni même Cosette qui administre une superbe fellation à Jean Valjean. Dans un autre registre, George Lévis, auteur du sympathique Club des cinq, nous fait découvrir dans Liz et Beth des scènes d’homosexualité féminine et de ménage à trois. Pendant ce temps, Allan Moore dévoile la sexualité d’Alice dans Alice au pays des merveilles, Wendy de Peter Pan et Dorothy du Magicien d’Oz, dans The lost girls. La liste est longue et inépuisable.

Mis à part le détournement des classiques, le 9e art a toujours savouré l’érotisme et la sexualité. L’absence de censure en Italie et la révolution sexuelle ont permis dans les années 1960 l’éclosion d’un magnifique corpus dont les femmes sont les héroïnes. Guido Crépax qui, d’après Wolinski, dessine les plus belles fesses de la BD réussit brillamment les adaptations littéraires telles que Emmanuelle d’Emmanuelle Arsan, Justine de Sade et Histoire d’O de Pauline Réage, préfacée par Roland Barthes. Magnus lui aussi ne reste pas froid à l’élégance des femmes. Il reproduit un univers où la pornographie est dissimulée par des corps délicats, précieux et élégants comme dans Les 110 pilules, une adaptation de la littérature chinoise. Dans la même veine, l’incontournable Milo Manara reste roi, avec ses nymphes aux jambes interminables, au regard langoureux, aux lèvres pulpeuses et à la moue mélancolique. Le déclic, une de ses œuvres les plus célèbres, encense le fantasme masculin de domination. Les déviations sexuelles ne sont pas en reste : amis du bondage, Leone Frollo offre un spectacle appétissant de corps dans des postures qui rappellent Araki. Certains dessinateurs vont jusqu’à créer des êtres surnaturels. La bombe Druuna de Serpieri en est l’exemple le plus éloquent. Les scénarios de ces ouvrages et les personnalités qui les peuplent ne représentent pas toujours la complexité de l’être et ne relient pas la sexualité au monde réel. Les femmes qui nous sont offertes en spectacle ne peuvent être approchées que dans ces albums qui transmettent un érotisme idéalisé d’une perfection plastique que le cinéma n’a jamais pu atteindre.

L’inimaginable est accessible au pays du Soleil-Levant, où le Hentaï (manga érotique) monopolise le tiers de la vente des romans graphiques. Écolières suaves et aguicheuses aux poitrines cyclopéennes, monstres concupiscents, ligotages, relations amoureuses brutales, éphèbes : tout y est pour ébranler le plus puritain des moines. En Europe, l’érotisme connaît un tournant avec un certain genre qui prend une importante envergure : l’univers de la BD touche la sphère de la science-fiction et donne naissance à des œuvres intemporelles. Barbarella de Jean-Claude Forest serait le premier album de BD érotique paru en 1964 suite à sa publication en feuilleton dans V magazine. Barbarella a des aventures avec des machines et des robots. Jane Fonda l’incarnera au cinéma où, dans une scène culte, elle serait prise dans un engin à torture qui vient à bout de sa victime par l’orgasme perpétuel. Enki Bilal possède l’un des dessins les plus clairs des contemporains. Ses personnages vivent dans un monde futuriste, un genre de ville froide et métallique. Ils sont souvent dans des positions chaudes, mais atténuées par la dominance glaciale de sa couleur de prédilection, le bleu. Moebius de son côté fignole des images étranges où le fantastique épouse le réel. Il affirme d’ailleurs que « le dessin est un acte sexuel. Son grand intérêt est d’ailleurs d’être hermaphrodite ».

Aux antipodes de cet univers sophistiqué, Reiser amuse son public avec ses dessins cochons, dégoulinants et lubriques, mordus d’humour et de vulgarité. Son personnage le plus célèbre n’est autre que le Gros Dégueulasse. Il arbore un trait tendu, précis et bestial, jeté sur le papier avec des taches de couleur pour un effet mouillée. Bien qu’absent de la plupart des dictionnaires de bande dessinée érotique, Jean-Marc Reiser reste un des pornographes les plus adulés de notre époque. Avec beaucoup d’audace et de légèreté, il affiche le premier phallus représentant Jacques Chirac sur la couverture de Charlie Hebdo. Il dessine l’homme et la femme comme ils sont, dans des situations qui reflètent l’humanité la plus basique. Pareil pour Wolinski, fils de la presse, qui brille dans cette catégorie. Dis mois que tu m’aimes affiche des situations marrantes où la femme est abusée par son homme en mendiant quelques mots d’amour. D’ailleurs, un de ses albums s’intitule Je ne pense qu’à ça ! Et apparemment, il n’est pas le seul. Les Américains aussi en font fixation. Robert Crumb est considéré comme le père de la BD érotique américaine, et s’occupe de la production et de la vente hors circuit de ses Zap Comix, arborant vulves et érections. Ses héritiers, dont Adrian Tomine, David Heatley, Daniel Clowes ainsi que Charles Burns dans Black Hole, grattent toujours au-delà des tabous et des stéréotypes.

La bande dessinée contemporaine s’intéresse de plus en plus au vécu et aux expériences personnelles. C’est le cas de Frédéric Boilet, qui étale ses relations intimes durant ses années japonaises. Dans L’épinard de Yukiko, on est très souvent en caméra subjective, contemplant avec lui le corps de son amante. Sa rencontre avec Aurélia Aurita fait basculer les rapports. Il devient le personnage de sa petite amie. Cette dernière consacre sa carrière de bédéiste avec Fraise et Chocolat, le récit piquant, impertinent et émouvant de ses amours et de ses ébats avec Boilet. De son côté, Craig Thompson évoque dans Blankets son adolescence, ses conflits avec la religion et ses premières amours, et Debbie Drechsler traite avec Daddy’s Girl de son expérience incestueuse. Le sujet peut aussi être relaté dans le récit, mais pas dans l’image. Marjane Satrapi s’en délecte, racontant des Broderies les unes plus cocasses que les autres, révélant les faces cachées de la société orientale.

Suite à des époques fluctuantes entre amis et ennemis de la bande dessinée érotique, entre relâchement des mœurs et puritanisme, ce genre de narration séquentielle oscillant entre censure et encensoir eut ses moments de gloire ainsi que des années de timidité. Nous osons penser qu’il pointe son nez chez de plus en plus d’éditeurs. Coquins, à vos libraires !

 
 
© Milo Manara
 
2020-04 / NUMÉRO 166