FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Enquête
Un témoignage libanais en 1939


Par Farès Sassine
2011 - 06

Décembre 1938, Fouad Abi Zeyd a 24 ans et a déjà publié à Beyrouth les Poèmes de l’été (1936). Il est à Paris titulaire d’une bourse misérable pour 3 ans. Désargenté et ambitieux, il fait la connaissance des plus grands écrivains (Gide, Claudel, Duhamel, Giraudoux…) et écrit des articles pour les journaux de Beyrouth et de Paris. Il rencontre Mauriac et Montherlant qui « vante(nt) son talent ». Ses contacts avec les éditeurs le convainquent « qu’on ne peut pas débuter avec des poèmes en France » et que la poésie y est « invendable ». Il compte sur le premier pour le présenter à Grasset, sur le second pour le « faire entrer » à la NRF et aux Nouvelles littéraires.

Appuyé par une lettre de Bounoure, Valéry le « recommande » à Paulhan, directeur de la NRF, en ces termes : « Il vous apporte aussi un petit volume de poèmes en prose (mais non sans quelques vers) où j’ai trouvé des beautés certaines et une promesse véritablement rare de poésie aiguë, parfois – comme il sied – trop douce. » Abi Zeyd est heureux de faire paraître quelques poèmes « à côté des plus grands écrivains de France ! ». Paulhan, « impressionné probablement » par la lettre de Valéry, dit qu’il le publierait avec plaisir mais demande un délai d’une dizaine de jours pour étudier de près ces poèmes. (28/2/39). « Pourvu que ces salauds de la NRF ne me jouent pas une farce ! » (9/3/1939). Il revoit Paulhan. « Un des poèmes a été admis… Il m’a dit de sa voix de chat “qu’il ne peut paraître que novembre ou décembre”… Avec ça qu’il m’a chapitré, lui et sa femme, me disant qu’on n’a jamais encore admis de jeunes poètes dans sa boîte, que ci que ça – je l’écoutais avec patience. “Mes amis et moi avons lu vos poèmes – woui woui woui”, je ferai la mimique quand je rentrerai au Liban. Il m’a conseillé de lire un certain (Maurice) Scève, vague poète du XVIe siècle, père des surréalistes, cubisme et autres pareilles m… Je lui dis : “Bien sûr, Maître, M. Paulhan, certainement !” Sitôt dans la rue, je me suis précipité sur lui avec forces jurons arabes, lui et ses amis et le défunt Scève. Il a une volupté aiguë à assommer les gens. Je suis admis. L’essentiel est fait. » (3/4/1939)

En juillet, Les Poèmes de l’été est couronné par l’Académie française.


 Fiches de lecture

Des fiches confidentielles adressées au plus prestigieux des comités de lecture, mis en place en 1925 et dont la réunion est hebdomadaire, forment le clou de l’exposition qui se tient à la BnF à Paris jusqu’au 3 juillet. En voici quelques extraits :

l Jean Paulhan sur L’Ombilic des limbes d’Antonin Artaud : « C’est un ensemble incohérent de poèmes, de réflexions, de lettres, de films, de critiques d’art (…) Je ne connais pas de texte surréaliste qui me paraisse aussi vrai, inquiétant, direct, sans ruses, et plein d’une violence naïve. Mais Artaud ne le retirera-t-il pas au dernier moment, ne le surchargera-t-il pas d’obscénités ? » (21 janvier 1925).

l Jean Paulhan  sur Qui je fus d’Henri Michaux: « Ce n’est pas détestable, quoique parfois obscur. Il y a de la ténacité, de la délicatesse et une foule de tentatives sympathiques pour forcer l’expression. Il y a aussi de petites plaisanteries, qui ne sont vulgaires que par un côté... Michaux écrira un jour ou l’autre de très belles choses ; c’en est peut-être déjà une. » (14 octobre 1925).

l Jean Paulhan sur L’Étranger d’Albert Camus : « …Qu’un roman dont le sujet est à peu près “M. est exécuté pour être allé au cinéma le lendemain de la mort de sa mère” soit vraisemblable et, ce serait peu, “passionnant”, cela suffit. C’est un roman de grande classe qui commence comme Sartre et finit comme Ponson du Terrail. À prendre sans hésiter » (novembre 1941).

l Raymond Queneau  sur Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras : « Excellent. Évidemment, ça rappelle les premiers romans américains, un peu trop parfois. L’auteur aurait intérêt à supprimer la page 12, trop analogue à la Ford de La Route au tabac – et aussi à plus situer son roman – il parle bien du Pacifique. Mais encore une fois avis très favorable. » (13 décembre 1949).

 

NdR. : Les sources de cet article sont les lettres, en grande partie inédites, de Fouad Abi Zeyd à son frère Nabih, journaliste.

 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166