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Enquête

Un groupe d’intellectuels lance à Beyrouth un magazine culturel indépendant, Kalamon, dont le numéro «?zéro?» vient de paraître. Ouverte à tous les courants de pensée et d’opinion, cette nouvelle publication arabophone aspire à désenclaver la scène culturelle, loin de tout prosélytisme idéologique ou politique…

Par Mahmoud Harb
2010 - 06

Aventuriers mais dépourvus d’illusions, réalistes sans être désenchantés, plusieurs intellectuels basés à Beyrouth ont récemment fondé un magazine culturel, arabophone et indépendant. Le numéro «?zéro?» de ce nouveau trimestriel baptisé Kalamon – titre d’un ouvrage d’Ahmad Beydoun et enchaînement de lettres dans l’ordre alphabétique arabe – vient de paraître, à titre d’essai, afin de sonder la réaction des lecteurs et des milieux médiatiques et intellectuels, de recueillir leurs appréciations et de peaufiner le projet avant la parution du premier numéro prévue pour l’automne 2010.

Bien que ce projet demeure à ses premières étapes, son enjeu est de taille. En effet, même si les membres du comité de rédaction* n’ont pas la prétention d’aspirer au changement à travers leur jeune périodique, le succès du magazine ne manquera pas d’insuffler une nouvelle vie à la presse culturelle arabophone, aussi bien au Liban que dans la région. Car à l’exception de quelques publications universitaires adossées au soutien d’institutions académiques, ce secteur est pratiquement réduit au néant depuis la disparition, sinon l’affaiblissement considérable de la plupart des périodiques qui ont fait sa gloire au cours de la deuxième moitié du siècle dernier.

Au-delà de la politique

L’originalité, le caractère innovant de Kalamon procèdent du fait que le magazine est conçu comme une plateforme culturelle ouverte et non comme l’outil d’un militantisme politique, contrairement à la plupart des périodiques qui ont brillé sur la scène culturelle libanaise et arabe. En effet, al-Tarik appartenait clairement à la mouvance marxiste et revendiquait une identité communiste sans ambages alors qu’al-Adab, qui s’inscrit dans la trame du nationalisme arabe, continue de paraître mais a perdu son aura d’antan. De son côté, Dirassat Arabiyya a tenté de conjuguer panarabisme et militantisme de gauche, et l’incontournable Chi’r s’est donné pour mission de promouvoir les valeurs d’une certaine modernité à travers l’innovation poétique.
 
Certes, plusieurs des membres du comité de rédaction de Kalamon partagent un passé d’anciens militants de gauche et la majorité sinon la totalité d’entre eux est connue par son opposition opiniâtre à l’axe dit de la moumanaa ou du moins par sa proximité avec l’intifada de l’indépendance en tant que mouvement populaire et non comme coalition de partis politiques. Pourtant, ce n’est pas un socle d’opinions politiques mais un besoin d’une tribune libre «?où l’on peut exprimer ce que l’on ne peut pas écrire ailleurs?» qui les pousse à fonder Kalamon. «?Le refus d’une certaine idéologie qui nous rapproche n’est pas une idéologie en lui-même?», indique ainsi Bachar Haïdar.

De son côté, Hazem Saghieh explique ne pas vouloir «?défendre une cause particulière au détriment d’une autre?», mais aspirer à créer un espace où toutes «?les questions essentielles?» ayant trait à la culture, à la religion, à la philosophie, à l’art et au sexe peuvent être évoquées, débattues, analysées, disséquées en toute liberté.

«?Nous avons appris de nos expériences passées de ne pas nous livrer au prosélytisme idéologique, ajoute-t-il. Notre ambition est de dépasser la tendance totalitaire à vouloir résumer la vie culturelle à une seule question et d’édifier des ponts entre différentes générations culturelles. Les pages du magazine sont donc ouvertes à toutes les contributions, quelles que soient les affinités politiques de leurs auteurs.?»

«?D’ailleurs, nous avons dépassé l’âge de croire que l’on peut défendre une idée ou une opinion bien définie, et ce qui nous rassemble est bien plus hypothétique que concret et ancré dans la réalité?», renchérit Abbas Baydoun. Le poète reconnaît toutefois être à l’origine de l’idée de publier un article politique dans chaque numéro, «?car un magazine ne peut pas se contenter de créer une ambiance et doit avoir un objet?». Lequel article demeure orphelin dans le numéro «?zéro?» qui propose, dans un format sobre, des articles de réflexion sociologique, de pensée politique, de critique littéraire ou musicale, d’étude historique, d’analyse cinématographique ainsi que de textes de fiction romancée.

Mais Kalamon n’est pas pour autant aseptisé sur le plan politique. «?Le magazine a pour ambition de susciter un débat aussi large et diversifié que la vie elle-même?», souligne Hazem Saghieh. «?Cet objectif requiert un esprit de rébellion permanente contre les velléités d’ostraciser l’autre qui est inhérente à la conscience totalitaire moderne ainsi qu’à la conscience tribale et clanique ancestrale, ajoute l’éditorialiste du Hayat. Et malheureusement, nous affrontons dans l’espace culturel aujourd’hui ce qu’il y a de pire dans l’esprit moderne et dans la tradition ancestrale.?»

Culture et bourgeoisie


Le corollaire immédiat de ce refus unanime des fondateurs du magazine de le transformer en fer-de-lance d’une cause donnée est que les membres du comité de rédaction rejettent catégoriquement tout financement qui mettrait en péril l’indépendance éditoriale de Kalamon ou serait conditionné à la défense d’une certaine ligne politique. Contrairement aux rumeurs colportées par certains quotidiens, les 2 000 exemplaires du numéro «?zéro?» ont été financés uniquement par un don de la fondation Cedrona ainsi que par les propres deniers des fondateurs. Pour financer ses prochaines éditions et assurer sa pérénité, le magazine compte sur les abonnements ordinaires ainsi que sur les donations inconditionnées d’individus ou d’institutions sensibles à la culture.

«?Il s’agit là d’un examen pour la rationalité des pourvoyeurs de fonds locaux?», affirme Hazem Saghieh à cet égard. «?Notre projet permettra de voir si nous avons une véritable bourgeoisie ou de simples détenteurs de capitaux, ajoute-t-il. La différence entre les deux catégories est que la première œuvre pour le changement, non pas par amour de la modernité mais parce qu’elle sait qu’une société plus rationnelle et plus stable est mieux à même de servir ses intérêt. Ainsi, l’industriel italien Gianni Agnelli a œuvré pour le développement du sud de l’Italie simplement parce qu’il savait qu’une amélioration des conditions de vie de la population de cette région renforcerait le pouvoir d’achat des consommateurs et lui permettrait de vendre davantage de voitures de la marque Fiat. C’est à ce niveau que se croisent les intérêts du milieu culturel et de la sphère des affaires.?»

Les premiers signes sont encourageants vu que le magazine a reçu plus de 140 demandes d’abonnement émanant de l’étranger dès la première semaine suivant la mise en ligne du numéro «?zéro?» sur le site www.kalamon.org.

Y aura-t-il donc suffisamment de lecteurs et de donateurs pour assurer la viabilité du magazine et lui épargner le sort de la majorité des autres publications culturelles arabophones du Liban, condamnées à disparaître ou à devenir irrégulières, faute de moyens de subsistance??

«?Rien n’est encore certain, répond Abbas Baydoun. Nous sommes en train de tester nos rapports avec le marché de la culture et la demande pour les produits culturels. À mon avis, la lecture du magazine est amusante et ludique et je n’ai qu’un seul espoir, celui de pouvoir partager ce plaisir avec d’autres.?»

 

 

*Le comité de rédaction du magazine est composé de?: Ahmad Beydoun (historien et sociologue), Bachar Haïdar (chef du département de philosophie à l’Université américaine de Beyrouth), Hazem Saghieh (journaliste au Hayat), Houssam Itani (journaliste au Hayat), Hassan Daoud (romancier), Rabih Mroueh (metteur en scène et acteur), Samer Frangié (enseignant à l’AUB), Abbas Baydoun (poète et journaliste au Safir), Azza Charara Beydoune (professeur à la retraite) et Manal Khodr (journaliste télé et actrice).

 
 
 
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