FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Enquête
À quoi servent les agents littéraires ?
Omniprésents et indispensables aux États-Unis, les agents littéraires sont considérés comme inutiles – voire nuisibles – par la plupart des éditeurs en France. Qu’est-ce qu’un agent littéraire ? Pourquoi inspire-il autant de méfiance ? Pourquoi agents et éditeurs aiment-ils autant se détester ?

Par Lucie GEFFROY
2009 - 07
Faut-il avoir peur des agents littéraires ? La question peut paraître étrange. Tel était pourtant l’intitulé d’un débat organisé au dernier Salon du livre de Paris autour de quelques journalistes, écrivains, éditeurs et agents. La vivacité des échanges ce jour-là – notamment entre éditeurs et agents – suffisait à prendre la mesure de la méfiance mutuelle que les uns nourrissent à l’égard des autres. Pour résumer : les éditeurs reprochent aux agents d’asphyxier l’édition en faisant de la surenchère sur les à-valoir des auteurs. Les agents, de leur côté, soupçonnent les éditeurs de vouloir maintenir une relation exclusive avec les écrivains pour mieux les « exploiter ».

Un agent littéraire est à la fois un « editor » – qui lit les manuscrits, les sélectionne, les propose à la maison d’édition qui conviendra – et un négociateur de contrat. En général, il est rémunéré sur la base d’une commission de 10 à 15 % pour les droits français, 20 % pour les droits étrangers. Largement répandus depuis longtemps aux États-Unis, les agents littéraires sont apparus dans le paysage éditorial français il y a quelques années avec plus ou moins de succès : le manuscrit des Bienveillantes de Jonathan Littell, prix Goncourt 2008, fut proposé à Gallimard par un agent littéraire ! Ils sont encore peu nombreux, mais donnent des sueurs froides aux mandarins de l’édition et bousculent un milieu où l’argent reste un sujet tabou. Anne-Marie Métailié, dans le métier de l’édition depuis trente ans, voit en eux des opportunistes et des perturbateurs. « En tant qu’éditrice, je passe mon temps à découvrir de nouvelles plumes. À l’époque où j’ai publié Sepulveda, il n’était pas connu. Aujourd’hui, les agents viennent me voir et me demandent de tripler les à-valoir. J’avoue que ça passe mal ! »

Aujourd’hui, à Paris, on ne compte que 4 agents littéraires proprement dits. Pionner dans la profession, François-Marie Samuelson a découvert le métier à New York dans les années 1970 avant de l’importer en France par le biais d’une agence spécialisée dans le cinéma. Il est notamment connu pour avoir « organisé » en 2004 « le transfert du siècle » : celui de Michel Houellebecq, de Flammarion à Fayard pour, dit-on, 1 million d’euros. En plus de Houellebecq, il a dans son portefeuille une bonne dizaine d’auteurs : Philippe Dijan, Emmanuel Carrère, Alexandre Jardin, Pierre Assouline, Tahar Ben Jelloun, Fred Vargas, etc. Spécialisé dans les droits d’auteurs audiovisuels, il a contribué à faire vendre de nombreux livres au cinéma, comme Pars vite et reviens tard de Fred Vargas. Lorsqu’on évoque l’hostilité qu’il suscite auprès de certains éditeurs, il lève les yeux au ciel. « On nous reproche de percevoir des commissions astronomiques, mais il ne faut pas exagérer. Je rappelle que ces fameuses commissions s’élèvent à 10 % tandis que dans leurs contrats avec les écrivains, les éditeurs empochent 50 % ! Ce n’est pas aux éditeurs de dire aux écrivains et aux agents ce qu’ils ont à faire. Je connais tous les éditeurs de Paris. Je conclus des marchés avec toutes les maisons. Entre ce qu’ils disent et ce qu’il font, il y a une marge », dit-il. Tahar Ben Jelloun a commencé à solliciter les services de Samuelson en 2005, au moment où il rejoignait les éditions Gallimard après avoir publié pas moins de 22 romans au Seuil. « J’avais besoin de quelqu’un pour négocier mon contrat avec Gallimard. L’avantage de l’agent, c’est qu’il n’a pas d’états d’âme », observe-t-il. Comme beaucoup d’auteurs qui font appel à un agent, Tahar Ben Jelloun apprécie de pouvoir déléguer la paperasse et les questions financières à une tierce personne. Par son intermédiaire, la négociation, débarrassée des enjeux affectifs, se fait de manière plus professionnelle. « Je dirais même que l’agent permet d’alléger la relation avec l’éditeur avec qui je ne parle plus que littérature. » Particularité française : dans les contrats d’édition type, les droits des livres sont cédés à la maison d’édition pour une durée indéterminée, tandis qu’en Italie, par exemple, ils sont cédés pour 10 ans. Résultat : si le contrat signé se révèle plus ou moins en défaveur de l’écrivain, celui-ci se retrouve coincé. « En 1972, quand j’ai signé pour mon premier roman Harrouda avec Maurice Nadeau, j’étais l’homme le plus heureux du monde. Je ne me suis pas posé de questions. Ce n’est que 35 ans plus tard que je me suis rendu compte que je n’avais que 8 % de droits d’auteurs sur ce livre-là », se souvient Tahar Ben Jelloun.

Ancien patron des éditions du Serpent à plumes, Pierre Astier a fondé son agence littéraire Pierre Astier et associés en 2005. Contrairement à Samuelson qui est avant tout un négociateur de contrat, Pierre Astier se revendique découvreur de talents. Il s’occupe volontiers d’écrivains débutants et s’efforce de développer à l’international ceux qu’il appelle les « perles » francophones. « Le marché francophone est vaste, avec des milliers de créateurs : en Belgique, au Maghreb, en Afrique, dans l’océan Indien. Paris aspire tout. Yasmina Khadra, Algérien traduit dans trente-cinq pays, est par exemple l’un des auteurs francophones les plus lus au monde. Des centaines d’écrivains ont un potentiel international, il faut sortir de Paris. » Parmi eux, Pierre Astier s’occupe notamment de quelques auteurs libanais dont Rabih Jaber. « Il y a un gros potentiel pour la littérature libanaise en Amérique du Sud et notamment au Brésil où vit une importante communauté libanaise », explique-t-il encore.

Alors que les foires de Londres et de Francfort ont depuis longtemps un espace réservé aux agents et à la vente de droits internationaux, Paris reste comme sourde à l’évolution du marché du livre au niveau mondial. « La France est l’un des derniers pays au monde où il n’y a pas (ou très peu) d’agents littéraires. Les agents littéraires sont partout : en Suède et en Chine, au Mexique et en Thaïlande, en Russie et au Brésil, et pas seulement dans le monde anglo-saxon comme on le dit trop souvent », souligne Pierre Astier. Cette exception française s’explique selon lui par le fait que le livre y tient une place presque plus importante que l’auteur. Tandis qu’aux États-Unis ou plus près en Espagne, les auteurs gagnent bien leur vie sans que personne s’en offusque, le système éditorial en France continue à contribuer à un plafonnement de la rémunération des écrivains. « L’écrivain en France n’a pas encore accédé à ce statut de créateur au même titre que les comédiens ou les musiciens. » Mais cet état de fait commence à évoluer et pourrait bien un jour disparaître.

Au Liban et dans le monde arabe, les agents littéraires sont presque inexistants, ce qui, à l’évidence, pénalise les auteurs arabophones, incapables de s’exporter convenablement. Certains écrivains libanais, comme Élias Khoury ou Rabih Jaber, font donc appel à des agents étrangers non pour leur trouver un éditeur en arabe (ils en ont un déjà), mais pour leur assurer plutôt des traductions. Avocat et auteur francophone traduit dans une douzaine de langues, Alexandre Najjar se montre nuancé : « Quand ils ont des dizaines d’écrivains en charge, les agents ne sont pas très utiles – ils ne peuvent pas courir plusieurs lièvres à la fois et préfèrent privilégier les auteurs les plus connus, donc les plus rentables – ; ils donnent de faux espoirs aux débutants. Du reste, les responsables des droits étrangers dans les grandes maisons d’édition en France font du bon travail et ont des correspondants ou des agents dans le monde entier, mais l’éditeur perçoit 50 % des droits générés par la traduction ou l’adaptation cinématographique, ce qui est excessif. Enfin, pour se faire publier, l’intervention d’un agent est rarement déterminante. Mieux vaut envoyer les manuscrits par la poste : en général, les éditeurs les lisent attentivement. Cela dit, l’agent peut se révéler utile pour négocier un contrat quand l’auteur ne sait pas s’y prendre (mais c’est plutôt, à mon avis, le rôle de l’avocat !) ou, dans le cas du monde arabe, pour promouvoir un auteur arabophone qui cherche à se faire connaître à l’extérieur : il peut, par exemple, faire traduire des passages du livre et défendre l’écrivain auprès des maisons d’édition étrangères dont les comités de lecture ne lisent pas l’arabe ! »

Quoi qu’il en soit, une enquête récente menée auprès de 400 auteurs montre que 60 % des écrivains français se déclarent satisfaits de ceux qui les publient et que 85 % souhaitent voir se généraliser les agents. Voilà de quoi réconcilier éditeurs et agents amenés de plus en plus à travailler ensemble !
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166