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Essai
Mort de Dieu et tentations messianiques chez les chrétiens d’Orient


Par Fady Noun
2020 - 03

C’est « à l’horizon de la mort de Dieu » que Jad Hatem, professeur de philosophie et de sciences des religions à l’USJ, a consacré un essai dont il faut avouer que seul un homme de son étonnante érudition et de sa curiosité intellectuelle est capable : Les Chrétiens d’Orient et le Dieu à venir. Il y tente l’inventaire, voir une synthèse historique des doctrines défendues par un certain nombre de figures chrétiennes d’Orient, la plupart libanaises, qui se sont crues investies d’une vocation quasi-messianique et, tournant le dos à l’orthodoxie religieuse, ont cherché à jeter des passerelles entre diverses croyances religieuses, dans une tentative de réconcilier sur le plan surnaturel ce que l’histoire des dogmes et religions avait séparé, sociologiquement, et d’établir, comme le dit Hatem, « des croyances supra-confessionnelles ».

De ces figures, certaines sont connues du grand public. Il en va ainsi pour Gibran (1983-1931), Mikhaïl Naimy (1889-1988) et Amine Rihani (1876-1940), des écrivains dont les textes sont enseignés à l’école. D’autres aussi sont bien connues, mais non comme des messies religieux, tel Antoun Saadé (1904-1949), fondateur du Parti populaire syrien, auquel on doit une idéologie pan-syrienne unificatrice transcendant les particularismes religieux, une quasi-religion.

À ces figures s’ajoutent celles, moins connues, de Farah Antoun (1874-1922), un penseur qui fonda au Caire une revue défendant l’avènement de l’État séculier, d’Ibrahim George Kheiralla (1849-1929), un médecin libanais qui forma la première communauté bahaï des États-Unis, de Salim Achi, dit Docteur Dahesh (1909-1984), un « faiseur de miracles » syro-orthodoxe dont la doctrine se résume dans la croyance en la transmigration des « fluides » de l’âme et la corrélation de toutes les grandes religions, et enfin d’Armand Pharès, le très vivant président du Rassemblement des dirigeants et chefs d’entreprises libanais, auteur d’un récent ouvrage philosophique intitulé Au Non de Dieu où il plaide, dans une dialectique complexe entre Être et Non-être, pour « un messianisme de la libre communauté fondée sur la reconnaissance réciproque et l’amour ».

Avançant, assoiffées, dans le désert de la « mort de Dieu » et de la dépréciation des arguments d’autorité, toutes ces figures ont voulu – parfois avec naïveté – libérer leur société de l'obscurcissement de la raison et d’un cléricalisme étouffant qui s’était substitué à la foi. Le fait que certaines d’entre elles, comme Naimy, soient passées par le séminaire, ajoute d’une certaine façon à l’exemplarité de leur désillusion.

Dans toutes ces aspirations déçues, analyse Jad Hatem, se retrouve « l’attente d’un nouveau Dieu, l’éclosion d’une humanité nouvelle qui unifierait plus harmonieusement que les religions révélées existantes, le sensible et le spirituel, l’universel et le particulier » ; en d’autres termes, la raison et la foi, l’ordre politique et les droits imprescriptibles de l’homme, à commencer par celui de la liberté de conscience.

Mise en contexte, cette liberté de conscience revendiquée par ces figures historiques ressemble beaucoup à celle des libres penseurs déistes de la franc-maçonnerie qui relativisent la divinité du Christ, et dont Jad Hatem souligne l’influence déterminante qu’elle eut sur certains des penseurs présentés. Ceci explique, en partie, l’accueil favorable que fit un Ibrahim Kheiralla à la doctrine bahaï, une croyance éclose au XIXe siècle, tolérante et bienveillante par-delà les dogmes. 

Chez toutes ces figures, on peut aussi déceler l’anticléricalisme particulier du siècle des Lumières, du positivisme et du triomphe de la déesse Raison. Mais, curieusement, au tournant du siècle et dans la première moitié du XXe, alors que l’Occident s’abandonnait « joyeusement », comme le dit Mounier, à cette éclipse de Dieu, une élite orientale, pourtant nourrie de pensée occidentale et de raison, semble y avoir réagi dans l’autre sens : en aspirant à un spirituel autrement pensé, un spirituel unitif qui serait à la source de toutes les religions. L’ouvrage de Jad Hatem montre clairement, en filigrane, que le divorce entre la hiérarchie religieuse chrétienne et une partie de l’élite ne date pas d’hier. Il y avait là une soif réelle de vérité et de fraternité – bien visible dans les ouvrages de Gibran – qui n’a pas été satisfaite et qui a pu être dévoyée par un « combat spirituel » que Rimbaud a décrit comme étant « aussi brutal que la bataille d’hommes », et sans doute plus.

L’essai de Jad Hatem fourmille d’idées, de citations, de notes, de références, d’informations, de pistes sur un sujet polémique rarement abordé. Il est écrit, par moments, dans un style philosophique qui ressemble à un parcours du combattant, et l’auteur le reconnaît et ne manque pas, aux lignes dernières, et avec humour, de saluer « le valeureux lecteur qui en atteindra la dernière ligne ».


Jad Hatem signera son ouvrage le samedi 8 mars de 12h à 14h au Festival du livre d’Antélias.
 
 
 
Les Chrétiens d'Orient et le Dieu à venir de Jad Hatem, éditions Saër el-Machreq, 2020, 208 p. 

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166