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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai



Par Henry Laurens
2019 - 06


Les historiens se connaissent-ils eux-mêmes, ou, pour paraphraser une expression bien connue, connaissent-ils l’histoire qu’ils font?? On peut certes faire de savantes études d’historiographie à partir d’archives personnelles, quand elles ont été conservées, ce qui donne pour le moins à la profession la dignité d’être un objet d’études. Mais depuis quelques années, il existe une mine d’information nouvelle constituée par l’ego-histoire ou histoire de soi-même par soi-même. Cela est devenu même un exercice académique dans le cadre de l’obtention de la dignité suprême, l’habilitation à diriger les recherches. 

Le moi étant haïssable, une confession d’historien risque souvent de se transformer en panégyrique de soi-même, d’où le recours, souvent fondé sur une connivence, de l’entretien qui semble être à bâtons rompus alors qu’il a été préparé et ensuite corrigé. Grand nombre d’entre nous, y compris l’auteur de ces lignes, sont passés par là. Cela a le mérite d’éclaircir ses idées même si c’est pour donner une cohérence à un trajet qui, sur le moment, ne donnait pas cette apparence.

Mon ami Christian Ingrao, d’une génération plus jeune que moi (il est né en 1970), vient ainsi de se prêter à l’exercice en compagnie de Philippe Petit. S’il avait été dans mon champ d’études, il aurait pu être mon étudiant, mais il s’est intéressé à l’Allemagne nazie à un moment où elle commençait à ne plus appartenir à l’histoire du temps présent dans la mesure où il y a de moins en moins de gens qui l’ont connue.

Comme souvent chez les futurs historiens, il n’y a pas de traumatismes dans l’enfance, mais une rage de lire dans un milieu familial immergé dans la culture (mais non privilégié comme on voudrait le faire croire aujourd’hui). Ce provincial passe son enfance et sa jeunesse à Clermont-Ferrand, dans une ville qui commence à éprouver les affres de la désindustrialisation. Il ne connaît pas la voie des classes préparatoires et fait des études d’histoire en étant imprégné de marxisme à un moment où le bloc soviétique s’effondre. 

En 1992, il part pour Paris pour faire une maîtrise d’histoire sur un sujet qui l’intéresse depuis longtemps, le rôle des intellectuels dans la SS. Il passe l’agrégation d’histoire et participe à la mouvance de l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP), que j’ai bien connue mais surtout à une époque antérieure. C’est là où tout se met en place à partir de la réflexion sur la violence de guerre et sur le passé qui ne passe pas?: une histoire culturelle et anthropologique du nazisme, ce qui veut dire prendre au sérieux ce mouvement, non pas tant en ce qu’il a fait, évidemment connu, mais par ce qu’il a fait mouvoir.

Un long séjour en Allemagne où la réunification allemande permet d’accéder à de considérables fonds d’archives jusque-là indisponibles et l’entrée comme chercheur à l’IHTP lui permettent d’entamer son œuvre scientifique. Son premier livre, Les Chasseurs noirs, est une monographie consacrée à une unité de lutte contre les partisans qui est à la fois une reconstitution factuelle et un essai d’interprétation factuelle.

Mais les contingences professionnelles vont le conduire pour un certain nombre d’années à se consacrer à des fonctions de gestion de la recherche alors qu’il est durement éprouvé par une tragédie familiale. L’écriture historienne lui est interdite pour un certain nombre d’années. Ce n’est que ces dernières années qu’il a pu reprendre la plume.

La réflexion de Christian Ingrao, mise au point dans le cadre de l’histoire du nazisme, concerne évidemment bien d’autres champs, puisqu’elle porte sur la violence de guerre?: «?Elle émane des conditions économiques, sociales, mentales, symboliques qui fabriquent la situation embrassée par les acteurs et doit par conséquent être soigneusement replacée dans une enquête contextuelle, sensible au politique, au social, à l’étatique et à l’institutionnel. Mais elle est aussi un symptôme, dont la production résulte d’un ensemble de discours et de pratiques sociales et politiques de légitimation, et qui s’agence en une séquence de pratiques massives, récurrentes, qu’il faut mettre en série et étudier dans sa dimension gestuelle avec les yeux de l’anthropologue.?»

 
 BIBLIOGRAPHIE
Les Urgences d’un historien, Conversation avec Philippe Petit de Christian Ingrao, les éditions du Cerf, 2019, 136 p.
 
 
 
© E.Marchadour
 
2020-04 / NUMÉRO 166