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Essai
Fawwaz Traboulsi, Sykes, Picot et Balfour


Par Tarek Abi Samra
2019 - 02


Le nouvel ouvrage de Fawwaz Traboulsi, Sykes-Picot-Balfour : par-delà les cartes, est à la fois une étude historique sur la naissance du Proche-Orient moderne et une critique violente de ce que l’on pourrait désigner comme le conspirationnisme d’une certaine pensée politique largement répandue dans le monde arabe.

Selon Traboulsi, cette pensée complotiste a transformé Sykes-Picot en une sorte de mythe fondateur ou plutôt de malédiction ; et c’est ainsi que cet accord (signé le 16 mai 1916 et prévoyant le partage du Proche-Orient en deux zones d’influence britannique et française) en est venu à représenter le crime originel commis par l’Occident contre la sacro-sainte unité de la nation arabe. Diviser les Arabes, les mettre à genoux en les empêchant de s’unir : telle serait la quintessence de la politique européenne et américaine menée dans notre région depuis un peu plus d’un siècle.

Traboulsi montre que cette vision de l’histoire est intrinsèquement anhistorique. Selon cette perspective, Sykes-Picot ne serait en effet ni un événement situé dans le temps, ni la résultante de négociations entre deux États aux intérêts divergents et agissant dans l’urgence, mais une émanation d’une seule volonté intemporelle et fondamentalement maléfique qui n’a jamais cessé de contrôler le destin du Proche-Orient. Nous avons donc affaire à une véritable théorie du complot, qui simplifie l’histoire à l’excès, y nie le rôle du hasard ainsi que celui des conflits d’intérêts et ajoute à toutes ces absurdités celle de supposer les comploteurs œuvrant en pleine lumière – car si le complot était tenu secret, comme le suggère la définition-même du mot, comment expliquer alors qu’un très grand nombre de commentateurs politiques arabes en ont une connaissance si détaillée ? Traboulsi note que le terme de « complot » étant tombé en discrédit dans les milieux intellectuels et universitaires, on lui a alors simplement substitué celui de « projet ». Et c’est de cette manière que l’expression « le projet visant à diviser la région » est devenue le mantra ressassé inlassablement lors de tout conflit ou guerre impliquant un pays arabe : lors de la première et de la seconde guerres du Golfe, lors de la guerre israélo-libanaise de 2006, lors de toute menace de frappes aériennes contre le régime syrien, etc.

Le seul antidote contre cette pensée simpliste, manichéenne et quasi infantile, c’est de rendre à l’histoire toute sa complexité, ce à quoi s’attelle Trabousli en retraçant minutieusement le cours des événements compris entre les années 1910 et 1920, événements qui ont donné naissance au Proche-Orient moderne : les rivalités des puissances européennes autour du futur partage des territoires de l’Empire ottoman agonisant ; le déroulement de la Première Guerre mondiale sur le front du Moyen-Orient ; les circonstances et les conflits d’intérêts ayant abouti à l’accord Sykes-Picot et à la déclaration Balfour ; la révolte arabe de 1916-1918 ; la conférence de paix de Paris et la naissance d’une nouvelle forme de colonialisme (le système des mandats) ; l’établissement du Royaume arabe de Syrie et sa disparition rapide ; la reconfiguration et le partage des provinces arabes de l’Empire ottoman.

En ce qui concerne Sykes-Picot, l’analyse de Traboulsi aboutit à une triple conclusion. Tout d’abord, et contrairement à ce que beaucoup pensent, Sykes-Picot ne fut pas un accord secret, le chérif Hussein étant vite mis au courant de son contenu ; de surcroît, l’accord fut révélé au grand public un peu plus d’un an après sa signature. Deuxièmement, Sykes-Picot n’a jamais eu pour but la division du territoire de la nation arabe afin d’affaiblir celle-ci, mais le partage du butin de guerre entre les deux alliés rivaux (la France et le Royaume-Uni) ; d’ailleurs les frontières des provinces arabes ont été simplement remodelées ou reconfigurées, et il n’y a eu nulle atteinte à une unité qui aurait existé auparavant. Enfin, ce n’est pas Sykes-Picot, mais la Conférence de San Remo qui a redessiné la carte du Proche-Orient.

Quant au fameux accord Balfour par lequel le Royaume-Uni s’est déclaré en faveur de l'établissement en Palestine d'un foyer national pour les juifs, Traboulsi l’explique comme une ruse des Anglais pour arracher la Palestine aux Français. Là aussi, il n’y a eu nul complot, ni sioniste ni occidental ; ce dont il s’agit est en revanche la chose la plus naturelle du monde : les intérêts poursuivis par chaque nation.

Les adeptes de la pensée complotiste, obsédés qu’ils sont par ce « projet visant à diviser la région », sont aveugles aux intérêts, à ceux des autres mais également aux siens. Obnubilés par une interprétation presque mythologique de l’histoire et de la politique, ils croient mener une guerre contre le mal absolu, oublient de définir clairement leurs propres intérêts et, ce faisant, se déchargent de toute responsabilité quant aux malheurs qui peuvent s’abattre sur eux.
 
 
BIBLIOGRAPHIE 
 
Sykes-Picot-Balfour : par-delà les cartes de Fawwaz Traboulsi, éditions Riad el-Rayyes, 2019, 368 p.
 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166