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Essai
Zweig : un homme, des convictions
Pacifiste, Stefan Zweig combat, durant la Grande Guerre, une plume à la main.

Par Lamia el-Saad
2019 - 01

Avant d’assumer sa qualité d’écrivain comme un véritable métier, Zweig a commencé par publier des recensions dans la presse. Son talent de conteur et la finesse de ses analyses psychologiques éclairent d’un jour nouveau les événements de la première moitié du XXe siècle dont il fut un témoin privilégié.

Il observe, en 1914, au début du premier conflit mondial, non seulement une étrange euphorie, mais aussi ce que Freud appelle « le dégoût de la civilisation » ; ce besoin de laisser libre cours aux instincts les plus primitifs. Les positions de Zweig durant ce conflit sont mouvantes, complexes, voire même contradictoires ; « elles ont changé l’homme et transformé l’artiste, lui donnant une épaisseur qu’il n’avait pas ». Ainsi ses premiers écrits nous éclairent-ils non seulement sur son époque mais aussi sur sa personnalité. 

L’une de ses contradictions est celle qui oppose son identité juive à son patriotisme allemand. De fait, « il réagit en Allemand plutôt qu’en Autrichien sujet de la double monarchie ». Toutefois, s’il se réjouit des victoires allemandes, sa joie est en demi-teinte : « Je dois serrer les dents lorsque je lis que les bombes pleuvent sur Liège. » En lui pointe déjà le pacifiste.

Le 4 avril 1915, il va beaucoup plus loin et publie dans la presse viennoise une réflexion intitulée « Pourquoi la Belgique, pourquoi pas la Pologne ? Une question aux pays neutres ». Ce texte est précieux pour comprendre sa conversion au pacifisme, d’autant plus qu’il prend en compte, pour la première fois, le problème des juifs de Pologne. « Personne ne parle de la Pologne. Personne n’osait, quand on le soumettait, les yeux dans les yeux, à cette effrayante interrogation, personne n’osait affirmer qu’il ne s’était rien passé, là-bas, de ce qui, en Belgique, suscite les larmes et la compassion. » Il y dénonce sans détours une « compassion à deux vitesses ». Cette réflexion inspirera un ouvrage célèbre : La Pitié dangereuse.

En 1917, il assume un rôle de « guide spirituel » en signant des articles, des manifestes, des lettres ouvertes et des critiques pour lutter contre le « bourrage de crâne qui s’exerce sans relâche sur les consciences individuelles ». Parmi ses textes militants, «L’éloge du défaitisme » est l’un des plus saisissants. Il y affirme qu’il importe d’être « méfiant envers les idées, qu’aucune idée ne vaut qu’on lui sacrifie sa vie, que les idées ne font que changer de forme ». Il conclut cette profession de foi par le suivant : « Chaque être a un droit suprême sur sa vie : le droit de la préserver de sa conviction et le droit de la sacrifier à sa conviction. » Toutefois, « seuls les vivants créent le monde ».

Créer, c’est ce qu’il s’attache à faire. Se gardant bien d’exercer des responsabilités politiques, il se retire après la Grande Guerre à Salzbourg où il écrit Amok, La Confusion des sentiments et Marie-Antoinette. 

Préservant ainsi son autonomie d’écrivain, il publie La Suisse, auxiliaire de l’Europe, un éloge de la Croix-Rouge et de la neutralité. D’un bout à l’autre de ce recueil d’articles, domine le style si particulier de Zweig : des phrases où chaque mot exprime de manière extrêmement juste (et mieux que n’importe quel autre !) la pensée de l’auteur : « Il y a moins de sommeil dans le monde aujourd’hui, plus longs les jours et plus longues les nuits. » Et puis, il y a ceux que la guerre n’atteint pas : une « communauté en voie de disparition (…). Français, allemand, italien, anglais, ils n’ont pas de patrie, les insouciants. »

Toujours en 1918, il écrit dans « L’opportunisme, ennemi mondial » : « Mieux vaut des opposants face à nous que des traîtres parmi nous. »

Quelques années plus tard, il sera l’un des premiers à percevoir, d’une part, le danger que représente Hitler et, d’autre part, le fait que Staline ne peut être la solution.

Dans « La dévaluation des idées », il écrit : « Jamais elles ne se sont réalisées sur les champs de bataille, les grandes idées : seulement sur le bûcher, sur la croix et sur le pal du martyr, seulement là où un individu a vécu jusqu’au bout de manière exemplaire. Jamais là où triomphait la masse, canons contre canons ».

Le talent de l’auteur nous livre des textes portant la marque de l’événement et de leur époque, et cependant intemporels : « Et sur le visage balafré, lacéré, tailladé, supplicié de la terre sont encore inscrits l’étendue de la souffrance, l’effort et le supplice des hommes. »

À travers ses écrits, Zweig interpelle tout particulièrement les Libanais, ce peuple qui, pour avoir vécu la guerre, admire les soldats morts pour leur patrie et valorise le mérite guerrier ; il nous invite à repenser entièrement notre système de valeurs. « La réévaluation de chaque vie humaine » passe nécessairement par « la dévaluation de toute idée guerrière ».

 BIBLIOGRAPHIE
Seuls les vivants créent le monde de Stefan Zweig, traduit de l’allemand par David Sanson, Robert Laffont, 2018, 160 p. 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166