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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Une vie couleur ville


Par Jabbour Douaihy
2006 - 11


Trois « villes » jalonnent le parcours du combattant de Halim Barakat : Kafroun, petite localité mixte islamo-chrétienne du nord de la Syrie où l’auteur a vu le jour, « langage du cœur et source d’amour... ma capitale spirituelle et créative... la peur pour ce qui reste de la culture du village... », Beyrouth, « cadeau de la mer offert aux montagnes sur un plateau de vagues... l’ancien et le moderne qui s’embrassent... dialogue de sourds » et Washington, « festival de couleurs automnales et symphonie des fleurs printanières... rues portant des noms d’hommes d’affaires et de combattants ». L’attrait de la nature – le ressac de la mer mystérieuse et menaçante se fait entendre à toutes les pages – parcourt l’autobiographie à peine camouflée de ce professeur en sciences sociales habité par le désir d’écrire (« Je me suis dit que ma vie restera vide si je ne devenais pas romancier... »).

Mais c’est surtout une actualité politique et intellectuelle des années cinquante du siècle passé que Barakat cherche à ressusciter à partir d’un observatoire privilégié : Ras-Beyrouth (le quartier « ouvert ») et l’Université américaine. Les choix laïcs et nationalistes amènent vite l’auteur à intégrer le parti d’Antoun Saadé, véritable école de jeunesse pour bon nombre d’intellectuels dont Ghassan Tuéni et Adonis qui revendique un parcours initiatique presque semblable à celui de Barakat quand il parle de ses trois mères et de ses trois naissances, dans son petit village syrien, à Beyrouth et à... Paris, pour situer d’ailleurs sa « véritable naissance » dans la capitale libanaise. Pourtant, la même intégrité intellectuelle qui l’amènera à affronter les nationalistes arabes et autres libanistes le conduira à se séparer des camarades partisans de la Grande Syrie trop compromis dans des alliances contre nature et des politiques opportunistes. Il n’en continuera pas moins de commenter l’évolution de la chose publique et la montée du conflit qui aboutira à la « révolution » de 1958, répétition générale de la guerre civile qui allait s’abattre sur le pays moins de vingt ans plus tard... Des destins de femmes de caractère (la mère, la sœur et l’épouse) hantent par ailleurs cette autobiographie qui oscille entre la nostalgie et la remise en question, la plainte et le désir d’évasion...

Si d’ordinaire la vie vécue manque de signification, le récit de cette vie en cherche toujours une, au dire du spécialiste Philippe Lejeune. Et à défaut d’un couronnement qui aurait pu lui donner ce sens ou par simple modestie, Halim Barakat cherche à donner un sens à sa vie à travers la capitale de son pays d’accueil. Le parallèle est lancé dès l’incipit : « Toi, Nader (son nom d’emprunt) de Kafroun, tu as voulu écrire l’histoire de ta jeunesse ou l’histoire de Beyrouth ? » Au fil des pages, il tisse un rapport d’identification symbolique (« Je ne connais pas ma date de naissance ni elle non plus... elle s’invente une histoire sans rapport avec la réalité et refuse comme moi de faire des projets pour son avenir »), une alternance d’attrait et de répulsion, une relation « tout à fait étrange et que je n’ai pas encore su définir  ». Toute une vie aux « couleurs » d’une ville.

 
 
© Alexandre Medawar
 
BIBLIOGRAPHIE
La ville en couleurs de Halim Barakat, (en arabe), Éditions Dar es-Saqi, Beyrouth, 2006, 539 p..
 
2020-04 / NUMÉRO 166