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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai
Initiation à un philosophe majeur


Par Farès SASSINE
2007 - 03

À peine fermée la parenthèse de ministre de l’Éducation nationale (2002-2004), Luc Ferry publie deux ouvrages qui s’inscrivent dans la droite ligne et l’approfondissement de son activité de pensée antérieure. D’une part, Apprendre à vivre, traité de philosophie à l’usage des jeunes générations (Plon), une excellente incitation à assumer son destin par l’exercice libre de la philosophie et, d’autre part, une monographie consacrée à Kant (Grasset), dont il est le cotraducteur des œuvres à La Pléiade et qui lui sert de caution et de référence : « Peut-être le plus grand d’entre tous. » Plus d’une affinité relie les deux livres. Le second prolonge les visées du premier : « Il est impossible d'entrer vraiment dans la philosophie si l'on ne prend pas le temps de comprendre en profondeur un philosophe. » Les vertus pédagogiques de l’un et de l’autre sont patentes. Le philosophe de Königsberg ouvre, par ailleurs, la modernité a-cosmique et a-religieuse dans laquelle Ferry cherche à penser : l’ordre du monde n’est plus donné, il est à construire ; la nature n’est pas bonne en soi et les hommes doivent édifier par leur liberté un « règne des fins » autonome.

Qu’importe que le livre sur Kant reprenne et restructure plusieurs passages des œuvres antérieures de Ferry en leur ajoutant des développements inédits, l’essentiel est son propos : une « initiation » (Einleitung) à un philosophe majeur, voir à un « moment » déterminant de la philosophie occidentale. Celle-ci consiste à proposer au lecteur un ensemble de fils conducteurs pour pénétrer dans l’œuvre, y puiser des idées « géniales » et l’aider à penser par lui-même.

L’ouvrage se divise en trois parties. La première et la plus longue introduit à la lecture des trois Critiques. Occupant la moitié du livre, elle s’attelle à une tâche « modeste et laborieuse », l’explication et la rend prenante non seulement en la sauvant de l’écueil des lieux communs, mais par la maîtrise des problèmes, la clarté de l’énoncé, les comparaisons et tableaux historiques, voire le recours à des exemples volontiers anachroniques. Il n’est pas exagéré de suivre l’auteur dans son affirmation qu’un lecteur non spécialiste peut, moyennant un certain effort intellectuel, entrer par cette voie dans le domaine kantien.

Cette première partie de l’ouvrage trouve son complément dans la troisième et dernière : une vue d’ensemble du système de Kant, ce qu’il nomme l’Architectonique, et juge aussi achevé et indépassable que Hegel le sien. À la suite d’autres (Rousset, Cohen, Heidegger…) envers lesquels il reconnaît sa dette, Ferry essaie d’articuler les deux parties de la philosophie de Kant (systèmes de la nature et de la liberté) avec ses trois Critiques et ses quatre questions (Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ?). Suit en second volet un chapitre final où, pour saisir le rapport entre droit et histoire dans la pensée politique de Kant, l’auteur part des réflexions de ce dernier sur la Révolution française. Démêlant les prises de position des divers philosophes idéalistes allemands, il montre l’attachement de Kant et du vieux Hegel aux résultats de la Révolution qui souleva partout l’enthousiasme, tout en condamnant sans réserve son processus « rempli de misères et d’atrocités ».

Entre les deux parties explicatives et éclairantes du livre s’intercale une partie interprétative consacrée à « la chose en soi » (distincte du phénomène senti et pensé) que Kant estimait être le problème le plus difficile de toute la philosophie moderne. Pour être les plus ardues de l’ouvrage, ces pages n’en proposent pas moins une lecture de la cohérence de la première critique.

Un professeur de philosophie ne peut que se réjouir de la parution d’un ouvrage qui embrasse avec une telle maîtrise et une telle clarté l’ensemble de la pensée kantienne. Il est heureux non seulement pour ses étudiants, mais pour lui-même : désormais, il peut énoncer avec une plus grande facilité la théorie du schématisme, mieux saisir comment l’éthique kantienne se déduit littéralement de l’anthropologie de Rousseau, expliquer d’une manière simple l’accord libre et imprévisible de l’imagination et de l’entendement dans l’art, méditer sereinement « l’élargissement de l’objet » qu’opère « l’esprit » en établissant des rapprochements entre éléments éloignés et différents et qui correspond aussi, Kant dixit, à un « élargissement du sujet »… Il peut certes rester sur sa faim sur une question insuffisamment approfondie ou non convaincante, mais le bilan est globalement positif et Luc Ferry, en consacrant à Kant un tel ouvrage, répudie définitivement les accusations de « divertisseur », de « médiatique essayiste »… portées contre lui.

Plus loin encore : en appuyant sa philosophie, c'est-à-dire sa quête humaniste et démocratique d’un « salut sans Dieu », sur la notion de « pensée élargie » élaborée, pour le champ de l’art, dans la Critique du jugement (« penser en se mettant à la place de tout autre »), Ferry se retrouve avec d’autres (Habermas, Rawls) dans la postérité de cette idée. Mais il donne par là une assise judicieuse à sa réflexion et puise dans la créativité incessante de la pensée de Kant. 


 
 
Luc Ferry, en consacrant à Kant un tel ouvrage, répudie définitivement les accusations de « divertisseur », de « médiatique essayiste »… portées contre lui.
 
BIBLIOGRAPHIE
Kant, une lecture des trois “critiques” de Luc Ferry, coll. « Collège de philosophie », Grasset, 2006, 375 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166