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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Essai

Depuis dix ans, El-Qaëda a cherché à occuper un territoire d'où projeter sa subversion. Elle a nomadisé d'une terre à l'autre pour y vampiriser les combats nationaux et les absorber dans un jihad aussi offensif que global. Explications.

Par Henry Laurens
2007 - 03


Jean-Pierre Filiu est l'un des meilleurs spécialistes français de la politique du Moyen-Orient contemporain où il a exercé diverses fonctions. Excellent arabisant, il est actuellement professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris. Ce livre destiné au grand public comprend d’abord des éclaircissements sur la notion de jihad et son usage à travers l’histoire. Il part du jihad militarisé et élitiste du Moyen-Orient, aborde le jihad populaire de la résistance anticoloniale pour arriver au jihad contemporain toujours lié à la notion de frontières mouvantes. Selon l’auteur, la matrice contemporaine du jihad a été les guerres d’Afghanistan. Le jihad antisoviétique a été le fait d’une constellation de commandements locaux menant leurs guerres particulières dans une logique défensive. Les moujahidine  étrangers n’y ont joué qu’un rôle marginal. Ils n’ont commencé à compter qu’après le retrait soviétique en participant aux diverses guerres de factions entre Afghans. C’est alors qu’est vraiment apparu le jihad «?global?» que d’autres appellent le «?jihad international?».
El-Qaëda n’est devenu important que grâce à son alliance avec les talibans et sa déclaration de guerre au reste du monde. La réaction américaine au 11 septembre a amené l’effondrement du régime des talibans et la perte de l’asile afghan.

Le jihad international a exporté dans d’autres pays musulmans ses méthodes de combat désastreuses pour les luttes de libération nationale. Il en a été ainsi pour la Bosnie où les jihadistes étrangers n’ont pas réussi à vraiment s’implanter, pour la Tchétchénie où leurs actions ont provoqué une catastrophique seconde guerre avec une réoccupation russe et un martyr du peuple tchétchène, pour le Cachemire où ils ont rendu impossible toute solution politique sans remporter un quelconque gain sur le terrain. Dans ces trois cas, les jihadistes étrangers ont coûté très chers aux causes nationales qu’ils étaient censés soutenir.

Reste l’insurrection antiaméricaine en Irak. Le succès militaire est incontestable. Avec moins de 10?000 combattants, les jihadistes ont infligé un terrible échec à la puissance américaine. Comme en Afghanistan, le succès repose sur l’éclatement du mouvement en multiples commandements locaux. Cette décentralisation rend en même temps impossible toute solution politique puisqu’il n’existe pas de direction politique capable de négocier. Les jihadistes étrangers ne constitueraient qu’un dixième des combattants, mais en se spécialisant dans le terrorisme antichiite, ils ont plongé le pays dans une guerre civile particulièrement sanglante. 

En Palestine, le jihad global n’a pas réussi à s’implanter et la répression en Arabie saoudite, sa terre d’origine, a réussi à le contenir. Reste le jihad «?périphérique?». Les attentats en Occident ont nourri une puissante islamophobie préjudiciable pour les musulmans installés dans ces pays. L’absence de perspectives politiques se traduit par la recherche d’attentats les plus spectaculaires possibles, une médiatisation à outrance dans le sens de la société du spectacle.

Contrairement aux multiples déclarations de victoire, le jihad global a échoué dans son projet majeur, disposer d’une assise territoriale comparable à celle acquise dans l’Afghanistan des talibans?: «?Sans ancrage territorial, la perversion terroriste du jihad global est condamnée à nomadiser de confins en impasses, en quête incessante d’un conflit national à décérébrer. Même sur Internet, les sites jihadistes sont significativement organisés par espaces territoriaux de combat et de martyre. Le cyberjihad trahit ainsi la vulnérabilité d’un projet dont la vocation globale passe par une implantation locale.?» Le jihad global ne peut que miser sur les pourrissements des crises à l’intérieur du monde musulman  pour y établir de nouveaux champs de bataille dans une perspective de contrôle territorial au détriment des causes nationales et des populations.

Le grand mérite de ce livre est de trancher sur toute une littérature de la peur magnifiant la menace terroriste. Il rappelle que ce sont les musulmans les premières victimes de ce jihad international et qu’en même temps le seul moyen de le combattre efficacement est d’arriver à des solutions politiques satisfaisantes des conflits internes au monde  musulman. S’il n’y avait pas eu l’aveuglement de l’Administration Bush conduisant à l’invasion de l’Irak en 2003, ce jihad aurait largement dépéri faute de terrains satisfaisants pour se développer.Cette approche en termes de frontières et territoires est particulièrement neuve alors que l’essentiel des analyses précédentes reposait sur les analyses de discours et les variations sur les thématiques du réseau. On doit remercier Jean-Pierre Filiu de ce changement de perspectives qui donne une autre compréhension du phénomène et une autre vision des rapports de forces.


 
 
Les musulmans sont les premières victimes du jihad international
 
BIBLIOGRAPHIE
Les frontières du jihad de Jean-Pierre Filiu, Paris, Fayard, 2006, 368 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166