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Essai
Néron ou l’épouvantail de la conscience chrétienne
« Le voilà, Néron, ce mystère d’iniquité, cet antipode de Jésus. » Ce parallèle de Renan constitue l’armature de l’ouvrage d’Alain Decaux. Avec la verve qu’on lui connaît, il revient sur le premier siècle après Jésus-Christ, siècle qui fut aussi bien celui de Néron que celui de saint Pierre ; celui de la naissance du christianisme et de la persécution des premiers chrétiens.

Par Lamia el-Saad
2007 - 07



Un homme regarde le ciel : il y voit une croix lumineuse. Il entend : « Par ce signe, tu vaincras. » L’homme s’appelle Con-stantin ; il est empereur romain. La nuit suivante, il a une nouvelle vision : les lettres grecques « Ch » et « R », initiales superposées de Christos, lui apparaissent. Il les fera inscrire sur ses enseignes et sera le premier empereur romain à reconnaître explicitement la religion chrétienne. Ce faisant, il met fin aux persécutions qui avaient commencé, trois siècles plus tôt, sous le règne d’un autre empereur : Lucius Domitius Claudius Nero, dit César-Néron. Premier empereur à supplicier et à mettre à mort des chrétiens, le Moyen Âge a fait de lui « l’épouvantail de la conscience chrétienne ». Mais au-delà de la caricature, qui fut donc Néron ?

Historien curieux, exact jusqu’au scrupule et rigoureusement méthodique, Alain Decaux n’omet rien de ce qui concerne l’homme dont il écrit la vie et rapporte non seulement tout ce qu’il a fait mais tout ce qui a été dit sur lui. En effet, loin de se contenter de remonter avec les historiens romains, Tacite et Suétone, le cours d’une histoire dont ils furent, quelques décennies après la mort de l’empereur, les deux principaux narrateurs, Alain Decaux se réfère également à Flavius Josèphe, Pline l’Ancien, mais aussi aux Écritures et même aux textes apocryphes.

En bon historien, Decaux se montre très impartial, très soucieux de ne pas réduire Néron à la caricature d’un être de débauche et de cruauté. Aussi, ne manque-t-il pas de souligner les qualités méconnues de l’empereur, ses accomplissements, son amour pour Rome… Rome qu’il a brûlée… Ce faisant, il expose les aspects contradictoires de l’Histoire sans chercher à la simplifier.

Loin de rédiger l’acte d’accusation de Néron, Decaux se transforme en psychanalyste. À défaut d’être à l’écoute de l’empereur, il étudie scrupuleusement toutes les sources historiques disponibles et les fait parler. Il analyse son patient dans le but de comprendre… Comment la vie, la société, le patrimoine génétique, le pouvoir ont-ils pu façonner un homme tel que Néron ? La responsabilité est certes partagée, mais dans quelles proportions ?  Les frustrations de l’enfance, les mœurs de l’époque déjà très corrompues par la débauche et par le crime, la consanguinité qui fait peser sur lui une écrasante hérédité… Mère sans tendresse, entourage hypocrite – « à la cour impériale, mentir est une nécessité, feindre une vertu » – précepteurs sans moralité à l’exception notable de Sénèque ; le jeune Lucius n’a pu se forger un caractère capable de résister aux inévitables tentations que le pouvoir, à plus forte raison quand il devient absolu, permet d’assouvir. « Il fut sournois par éducation, cruel par nécessité, dispendieux par insouciance, jouisseur par fonction, histrion par nature, fou par démesure. Jupiter dementat quos vult perdere, dit le proverbe latin : Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre. »

L’auteur alterne de manière fort habile les chapitres sur Néron et ceux sur les premiers chrétiens afin de mieux montrer à quel point ces deux parcours sont intimement liés. Il remonte aux premières prédications et à l’écriture des Evangiles, décrit l’organisation des premières communautés chrétiennes. Après l’incendie qui détruit Rome en juillet 64, se répand une rumeur infamante selon laquelle le feu aurait été mis sur ordre de l’empereur. Afin d’éloigner la suspicion, le pouvoir menacé accuse les chrétiens… Et c’est en chrétiens qu’ils vont mourir. Dans les jardins mêmes de Néron, on torture, on décapite, on crucifie, on brûle des torches vivantes… Dans plusieurs textes de l’époque, la formule rendre témoignage correspond à donner sa vie. Sur les ruines de la ville, l’empereur narcissique érige une immense demeure, la Maison d’or (Domus Aurea), à l’entrée de laquelle trône Néron en colosse, colosse qui donna son nom au Colisée.

C’est ainsi que son règne qui avait pourtant très bien commencé, parce que calqué sur le principat d’Auguste, évolua vers une monarchie absolue fondée sur la répression : le néronisme. Aussi fut-il déclaré ennemi public par le Sénat. Contraint de s’enfuir, il se trancha la gorge pour échapper au châtiment qu’on lui réservait.

Dans son dernier ouvrage, l’éminent conteur qui se définit lui-même comme un « romancier historique » réussit une fois de plus à raconter ce qu’il estime vrai, et le mieux possible. Cette œuvre de Decaux constitue sans nul doute une pièce maîtresse dans l’historiographie néronienne.

 
 
Le jeune Lucius n’a pu se forger un caractère capable de résister aux inévitables tentations que le pouvoir absolu permet d’assouvir
 
BIBLIOGRAPHIE
La révolution de la croix, Néron et les chrétiens de Alain Decaux, éd. Perrin, 2007, 322 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166